Hors limites

L’art et la vie, la nostalgie et la mort

Une rétrospective et une prospective aux frontières de l’art

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1994 - 997 mots

Réveillant les démons dadaïstes, l’art s’est, depuis les années cinquante, aventuré dans toutes les directions. Il était inévitable qu’il se trouve bien vite \"hors limites\", par l’action simultanée des artistes européens, américains et japonais. L’exposition du Centre Pompidou rend compte de ces bouleversements, de 1952 à aujourd’hui, tandis que l’ARC en propose les versions les plus récentes.

PARIS - Plutôt que de proposer une exposition monographique sur tel ou tel aspect restreint des quarante dernières années, le Centre Pompidou a choisi, avec quelque raison, d’esquisser un panorama des bouleversements "hors limites" qui ont germé dans l’art à partir de la moitié du siècle. C’est la redécouverte de Dada, aux États-Unis et en Europe, qui met le feu aux poudres et incite les artistes à dépasser les cadres conventionnels de l’art.

C’est aussi l’extraordinaire impact de la position, physique et intellectuelle, de Jackson Pollock qui suscite un autre rapport de l’artiste à son activité. Sous les enseignes du Body art, du Happening, de Fluxus, du Situationnisme, du Nouveau réalisme, de l’Actionnisme en Autriche, de Gutaï au Japon, les expériences vont se multiplier, engageant toujours plus avant la présence même du créateur dans ses projets.

L’exposition rend compte de cette multiplicité d’aventures, en organisant savamment le désordre, et donne bel et bien l’impression d’un foisonnement qui ignore en effet les frontières géographiques, et plus encore les frontières disciplinaires. Tout est art, naturellement, que ce soient les installations pionnières d’Allan Kaprow, les décollages de Raymond Hains, les Anthropométries d’Yves Klein, les installations de Robert Rauschenberg, le Nabucco ordonné par Jannis Kounellis, le Point de vue allemand de Wolf Vostell, la vidéo chantante de Gilbert and George, la Grande roue de Chris Burden.

Tout est art avec une évidence que Jean de Loisy, commissaire de cette rétrospective, n’a pas eu à forcer et que, à l’instar de la plupart des conservateurs de sa génération, il n’a pas souhaité interroger, puisque ce faisceau d’événements est fondateur des pratiques contemporaines.

En prolongeant la rétrospective jusqu’aux productions d’artistes comme Mike Kelley et Paul McCarthy, Fabrice Hybert, Franz West, Pierrick Sorin ou Jana Sterback, apparus dans les années quatre-vingt, Jean de Loisy affirme la continuité de près d’un demi-siècle de débordements.

Sous la tutelle du musée
On pourrait reposer à cette occasion la question du rôle ambigu et essentiel du musée dans la légitimation et la conservation d’un art d’attitude, et stigmatiser l’intérêt bien compris de révolutionnaires, devenus praticiens et complices d’une institution qu’ils avaient plaisir à contester.

Tous n’ont pas eu la constance d’un Guy Debord, lequel verrait sans doute une farce pathétique dans ce rassemblement qui entend exalter les rapports de l’art et de la vie. Si, au titre de l’information et de l’intention didactique, "Hors limites" était certainement nécessaire, s’il était légitime d’éviter une présentation strictement documentaire, trois détails jettent pourtant un éclairage assez vif, qui justifieraient le jugement supposé de Guy Debord, et montrent, en tout cas, que la quadrature du cercle était sans aucun doute impossible.

Par sa présence en peignoir devant sa boutique (descendue de quelques étages), Ben Vautier a transformé la provocation, dont il se croit dépositaire, en mime insignifiant d’un spectacle dont il n’est plus que la relique. Dans le même esprit mais plus discrètement, la reconstitution du Plein d’Arman à la Galerie Iris Clert, en octobre 1960, réveille un malaise semblable : il a naturellement fallu se contenter de la surface du geste, qui a ainsi perdu toute sa pertinence.

Et, dernier détail, cette citation de Pierre Restany, extraite d’un texte par ailleurs très vert publié dans le catalogue, pose sans détours les termes du problème : "L’acquis de la pratique déviante est l’atout majeur du défi culturel auquel nous assigne notre condition post-moderne".

L’art et la mort
De la même façon que la volonté d’insuffler la vie dans l’art produit la plupart du temps des effets dramatiquement inverses (de la galerie Nord à la galerie Sud, c’est le spectre de la mort qui triomphe paisiblement), se laisser dire que les "pratiques déviantes" peuvent constituer un acquis revient à encourager et à préconiser tous les simulacres et la soumission au règne de la société du spectacle. "La domination spectaculaire, écrit dans ses Commentaires Guy Debord, [a] pu élever une génération pliée à ses lois." Pour le dire autrement, Pierre Restany, Arman, Ben Vautier parmi d’autres, en viennent à substituer l’illustration au geste parce que leur paranoïa d’origine a cédé le pas au consentement.

Les "jeunes" artistes, qui exposent pour la première fois à l’ARC dans le cadre des "Ateliers", n’agissent pas différemment, à ceci près qu’ils n’ont pas eu les moyens ou l’occasion du geste dont leurs aînés avaient su se saisir, et qu’ils ont bien conscience qu’ils ne leur seront jamais offerts.

Comme une précédente exposition dans les mêmes lieux disait très précisément son "amour de l’hiver", cette édition des "Ateliers" cumule les figures rhétoriques de la subversion avec une complaisance qui est déjà devenue normative. Pour la première fois depuis que ce rendez-vous avec la création récente a été institué, "la volonté de modernisation et d’unification du spectacle", comme le dit encore Debord, porte tous ses fruits.

Tandis que chacun voudrait surligner son propre nom sur l’affiche fluorescente, émerge une collectivité soudée par le même désarroi. Tous, selon les mêmes procédures et modèles, tentent de mettre la même vie dans le même art, avec une égale conscience de la parodie et sous le poids d’une même nostalgie innée. Ni l’art ni la vie ne sont susceptibles de subversion réciproque tant que leur commun dénominateur reste le ressentiment. À moins qu’ils n’aient jamais pu se rencontrer avec bonheur, comme l’écrivait déjà Ad Reinhardt : "La seule chose à dire à propos de l’art et de la vie est que l’art est l’art, la vie est la vie, que l’art n’est pas la vie et que la vie n’est pas l’art."

"Hors limites, l’art et la vie, 1952-1994", Centre Georges Pompidou, jusqu’au 23 janvier.

"Ateliers 94", ARC, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 8 janvier.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°9 du 1 décembre 1994, avec le titre suivant : L’art et la vie, la nostalgie et la mort

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