Archéologie

Moscou - Berlin

Le "trésor de Priam" est intact

Des spécialistes allemands ont enfin pu examiner les originaux

Par Martin Angioni · Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1994 - 1268 mots

Pour la première fois, des conservateurs allemands ont pu examiner au Musée Pouchkine de Moscou les 260 pièces découvertes au XIXe siècle par Schliemann lors de ses fouilles en Turquie et en Grèce. Le " Trésor de Priam", dont l’Allemagne réclame aujourd’hui la restitution, avait été saisi par l’Armée rouge à Berlin en 1945, avant d’être caché en URSS. Les spécialistes allemands ont constaté que les pièces étaient bien les originaux et qu’elles étaient en parfait état de conservation, comme le déclare le Dr. Klaus Goldmann dans l’entretien que nous publions ci-dessous.

BERLIN - La visite des spécialistes du Musée de pré- et protohistoire de Berlin – à qui appartient légalement le trésor de Priam – a eu lieu fin octobre. La délégation comprenait le directeur du musée, le Professeur W. Menghin, un restaurateur, M. H. Born, et un conservateur, le Dr. K. Goldmann, qui est également consultant auprès du ministère de la Culture pour les problèmes de restitution germano-russes. Organisée en toute hâte, et après de nombreuses difficultés, cette visite a permis aux experts allemands d’examiner toutes les pièces une à une, pendant un jour et demi.

De son côté, la directrice du Musée Pouchkine, Irina Antonova, ne peut que se féliciter des appréciations allemandes. "La visite s’est très bien passée, a t-elle déclaré au JdA, les Allemands ont été très satisfaits de l’état de conservation des collections". Invitée début novembre à Paris par le ministère français de la Culture, pour les rencontres "Europe Horizon Culture. Cinq ans après la chute du Mur…", elle a confirmé en marge du colloque qu’elle souhaitait exposer ces collections en 1996. Selon elle, "le gouvernement russe est d’accord pour que cette exposition soit organisée".

En février 1993, lors d’une réunion des commissions germano-soviétiques pour la restitution des biens culturels, le ministre russe de la Culture, E. Sidorov, avait confirmé les rumeurs selon lesquelles le trésor était toujours à Moscou.

Mais les Allemands conservaient certains doutes : pourquoi le trésor restait-il caché ? Pourquoi aucun expert occidental ne pouvait-il y avoir accès ? Le trésor dont parlaient les Russes était-il bien l’original ou une simple copie ? Il faut savoir en effet que, selon le protocole "sur les modalités de restitution des biens culturels allemands temporairement gardés en U.R.S.S." (termes officiels de 1958), la Russie se réservait le droit de faire reproduire une partie des objets du trésor. Parmi les quinze objets que l’on avait alors décidé de reproduire, se trouvaient quatre vases d’or, et le ministre Sidorov avait parlé de "quatre vases d’or qu’il avait eus en main"… Pour les Allemands, tous les soupçons étaient donc permis.

En juillet de cette année, Irina Antonova avait invité à Moscou le professeur Dube, directeur général de la Stiftung Preußischer Kulturbesitz, afin qu’il se rendît compte par lui-même de l’authenticité des pièces. Arrivé sur place, le professeur eut la désillusion de s’entendre dire par Irina Antonova qu’il était impossible de voir le trésor parce que l’on ne retrouvait pas la clef du coffre-fort où il était entreposé… La visite d’octobre dernier constitue donc bien une première.

Professeur Goldmann, comment s’est passée votre visite à Moscou ?
Le voyage a été organisé en toute hâte, au dernier moment. La directrice Antonova avait invité tout un groupe d’experts occidentaux, spécialistes de Troie, à venir voir le Trésor de Priam le 26 octobre – mais sans nous inviter nous, les archéologues de Berlin, qui restons les légitimes propriétaires du trésor. À la suite des protestations et des représentations de nos ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères, on nous a accordé l’autorisation de précéder de deux jours les autres archéologues allemands, américains, anglais et turcs – dont le professeur M. Korfmann de Tübingen, et les archéologues Donald Eastman et Mæchtel Melling.
Nous nous sommes présentés au Musée Pouchkine le lundi 25, à 14h30, où nous avons été accueillis par Irina Antonova, P. Tolstikov, directeur du département d’Archéologie, et M. Treister, l’un des restaurateurs du musée. Mais la directrice nous a rapidement quittés, car elle devait assister à une cérémonie pour la donation, par Mikhaïl Gorbatchev, d’une statue de Arp.
Imaginez notre malaise en voyant Irina Antonova s’éclipser ainsi : notre statut de témoins devenait assez délicat. Nous avons traversé quelques salles vides du musée et gravi quelques étages, pour arriver enfin dans une petite salle du département d’Archéologie. Nous nous sommes assis autour d’une table et avons tous enfilé des gants blancs. L’un de nos collègues russes apparut alors par une petite porte avec un coffret qui contenait quelques pièces… Nous nous sommes rendus compte qu’il s’agissait des originaux ! Quelle émotion… et quel soulagement !… Nous avons ensuite passé l’après-midi du lundi et toute la journée du mardi à examiner et vérifier, une à une, les 260 pièces cataloguées et publiées en décembre 1993.

Comment jugez-vous l’état de conservation ? Y a-t-il eu des nettoyages, des restaurations ?
Tout est en excellent état de conservation. La certitude immédiate d’être en présence des originaux était due à la patine encore intacte, cette patine rougeâtre de la terre de Troie. Aucune pièce n’a subi de nettoyage. De ce point de vue, c’est doublement un trésor puisque, grâce aux nouvelles techniques d’analyse en laboratoire, les chercheurs vont pouvoir déterminer bien plus de choses que l’on en savait auparavant. Songez que toutes les pièces que nous avons vues portent encore les étiquettes originales, auxquelles ont été parfois ajoutées les étiquettes du Musée Pouchkine avec de nouveaux numéros d’inventaire.

Comment se présente aujourd’hui la possibilité d’organiser une exposition du trésor au Musée Pouchkine, avec la collaboration de votre musée ?
Mardi après-midi, après avoir vu les dernières pièces du trésor, et toujours avec notre directeur Menghin, nous avons eu un entretien avec Madame Antonova sur l’éventualité d’organiser une grande exposition en automne 1995 ou dans les premiers mois de 1996. Mais elle a livré une réponse évasive et laconique, "nous verrons… " a-t-elle dit.

Qu’en est-il de l’exposition en Grèce évoquée par le président Eltsine ? Ou éventuellement en Turquie, près du site archéologique de Troie ?
Le problème de la restitution est une affaire bilatérale qui implique exclusivement la Russie et l’Allemagne. Toute décision doit être prise avec l’accord des deux parties. Une éventuelle présentation en Grèce ne pourra se faire qu’avec notre assentiment formel.

Mais pourquoi les Russes cherchent-ils à impliquer la Grèce et la Turquie dans cette affaire ?
C’est évidemment une manœuvre. Ils cherchent, selon nous, à "internationaliser" l’affaire en impliquant d’autres États, afin d’éterniser les discussions et de pouvoir dire un beau jour : "Puisque personne ne réussit à se mettre d’accord, le trésor restera où il est !" Mais comme je l’ai déjà dit, selon le protocole des accords germano-russes, il s’agit en droit d’une affaire bilatérale.
Il faut bien comprendre aussi qu’Irina Antonova voit dans le Trésor de Priam un des derniers symboles de la victoire soviétique dans la Seconde Guerre mondiale. Le trésor constitue, pour elle et pour beaucoup d’autres, l’une des dernières "prises de guerre" encore aux mains des Russes.

Que peut-on espérer quant à la date et aux modalités de restitution du Trésor de Priam ?
C’est une tâche qui ne regarde pas les archéologues, mais les politiques. On sait que les délégations qui participent aux rencontres bilatérales sont formées de quatre groupes d’experts [des représentant des musées, des archives, des bibliothèques et des juristes Ndlr] ; mais ces délégations sont dirigées et coordonnées par une commission gouvernementale que président les ministres des Affaires étrangères et de l’Intérieur. Je dirais donc que les décisions importantes seront prises au niveau le plus élevé, c’est-à-dire par le président Eltsine et le chancelier Kohl.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°9 du 1 décembre 1994, avec le titre suivant : Le "trésor de Priam" est intact

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