Nouvelles technologies

La "résurrection informatique" en question

Le patrimoine face aux images de synthèse

Le Journal des Arts

Le 1 janvier 1995 - 657 mots

L’image de synthèse fascine le grand public. Le succès d’un film sur la reconstitution en trois dimensions de l’abbatiale de Cluny en témoigne. Mais les réalisations de ce type se multipliant – du cirque romain d’Arles à la basilique de San Pietro en Italie –, elles suscitent des réserves chez les architectes et les archéologues.

PARIS - La reconstitution en images de synthèse de la plus grande abbatiale de l’Occident médiéval, Cluny, presque entièrement détruite à la fin du XVIIIe siècle, soulève un débat. Modélisé en trois dimensions en 1992, à partir de relevés de fouilles effectués entre 1928 et 1950 par l’architecte américain K.J. Conant, l’édifice a fait l’objet d’un film, "Mémoires de pierres", diffusé à l’intérieur du Musée Ochier de Cluny et commercialisé sous forme de cassette-vidéo. "Il existe un réel engouement du public pour ce type d’images, notait Anne de Thoisy, conservatrice du Musée Ochier, lors d’une journée sur les nouvelles technologies au service des musées, le 28 novembre, au Musée des arts et traditions populaires. Le public est, en forte majorité, très enthousiaste envers l’utilisation de cette technique car elle permet de visionner l’édifice dans sa totalité, et de reconstituer les parties détruites".

Auparavant désemparés devant les uniques vestiges de la grande abbatiale (le clocher du transept sud et la base des tours dites "barabans"), les visiteurs comprennent mieux ce qu’ils voient grâce au film, et viennent aujourd’hui plus nombreux au musée. Mais cette "résurrection informatique" provoque quelques grincements de dents de la part des archéologues et des architectes. "Aussi réelles que les dinosaures de Jurassic Park, les images de synthèse relèguent les anciennes aquarelles de reconstitution et les maquettes peaufinées aux greniers des musées, s’alarme Christian Sapin, chargé de recherche au Cnrs de Dijon.

Si le public est fasciné, l’archéologue, en revanche, reste sur sa faim." Il regrette que dans la plupart des cas, les chercheurs spécialistes des sites ne soient pas consultés, d’où des approximations ou même des erreurs dans la constitution des "maquettes numériques" (reproduction infidèle des couleurs, des dallages, etc.).

"Le danger de ce type d’images est de donner une vision définitive d’un monument. Les images de synthèse sont tellement fortes, tellement lumineuses qu’elles deviennent, aux yeux du public, des images de référence, alors qu’elles ne sont que l’illustration des recherches du moment. Le jour où un tel document est produit, il est impossible de revenir en arrière".

Paul Quintrand, directeur du Gamsau (Groupe d’études pour l’application des méthodes scientiques à l’architecture et à l’urbanisme), confirme : "Si une maquette numérique d’un monument offre une meilleure lisibilité du lieu, elle n’en est qu’une évocation, une hypothèse à un moment donné de l’état des recherches en archéologie." Actuellement, son équipe met la dernière main à une reconstitution du cirque romain d’Arles, qui sera présentée sur une borne interactive dans l’Institut de recherche sur la Provence antique (IRPA) d’Arles, lors de son ouverture en mars. "C’est une amorce de musée virtuel, comme il s’en prépare à Ferrare et à la Fondation Andrea Palazzio à Vicence.

La reconstitution tri-dimensionnelle nous informe, mais pose de nouvelles questions." Ce n’est pas un hasard si les réalisations se multiplient : reconstitution des thermes antiques de Lutèce, du temple d’Amon-Rê (en collaboration avec le Centre franco-égyptien de Karnak), reconstruction informatique de la basilique de San Pietro en Italie.

Il devient même possible de s’immerger dans ces univers recréés sur ordinateur. Muni d’un casque de réalité virtuelle, qui donne une vision en stéréoscopie, on peut désormais visiter l’intérieur de l’église Notre-Dame de Dresde, bombardée pendant la Seconde Guerre mondiale, ou explorer le tombeau de Néfertari, l’épouse de Ramsès II, tel qu’il a été conçu en 1225 avant notre ère.

À l’évidence, l’appréhension des monuments change avec l’avènement de ces nouveaux outils. Christian Sapin, même réticent, y voit "un passage de l’évolution de notre perception équivalent à celui qui s’est produit à la Renaissance avec les premières illusions de profondeur de champ créées par les Lorenzetti et Masaccio".

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°10 du 1 janvier 1995, avec le titre suivant : La "résurrection informatique" en question

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