Art moderne

« Grosz était un dessinateur, un graphiste et un illustrateur-né »

Un entretien avec Andres Lepik, commissaire de l’exposition

Par Martin Angioni · Le Journal des Arts

Le 1 février 1995 - 991 mots

Le commissaire de l’exposition berlinoise consacrée à George Grosz (1893-1959), Andres Lepik, précise comment l’itinéraire complexe suivi par George Grosz a été reconstitué pour l’occasion.

Andres Lepik, quel parcours proposez-vous au visiteur ?
Andres Lepik : Nous nous sommes efforcés de couvrir tous les aspects de la production de Grosz, en mettant l’accent sur deux points : les villes où il a vécu, Berlin et New York, que l’on retrouve toujours dans ses toiles, et l’œuvre graphique. Grosz était un dessinateur, un graphiste et un illustrateur-né. Il est passé dans un second temps à la peinture, mais au fond de lui-même, il n’a jamais été vraiment peintre. Il l’a été par raison, alors qu’il s’exprimait d’instinct par le dessin, et c’est d’ailleurs son œuvre graphique qui est la plus recherchée. Au centre de l’exposition, nous avons installé de longues vitrines pour présenter 207 carnets de dessins, qui souvent n’ont encore jamais été montrés en Europe. La Fondation des archives de l’Académie des beaux-arts de Berlin a acquis, en 1994, auprès des fils du peintre, 204 carnets sur les 213 existants couvrant la période 1905 à 1959. Font également partie du legs des recueils de feuillets, dont le premier est un ensemble de lithographies de 1917. Parmi ceux-ci, Ecce Homo de 1922-1923, qui regroupe 84 dessins et 16 aquarelles, ainsi que 17 dessins sur le thème du soldat Schweijk, pour accompagner une production d’Erwin Piscator.
Les nombreux livres et revues que Grosz a illustrés pour les frères Heartfield et Herzfelde, des libraires-éditeurs de Berlin, sont exposés. Leur librairie, Der Malik Verlag, comprenait une "Galerie Grosz" qui vendait les œuvres de l’artiste. Les nombreuses lettres de George Grosz adressées à Gottfried Benn, Brecht, Castirer, Otto Dix, Einstein, Feininger, Piscator, Kurt Tucholsky et Salomo Friedländer ont été également regroupées pour cette manifestation. Tout autour, nous avons accroché soixante-dix toiles de l’artiste, et nous avons sélectionné une cinquantaine d’œuvres de peintres contemporains : des tableaux de Boccioni et de Carrà, certains artistes de la Neue Sachlichkeit (la Nouvelle Objectivité), des toiles futuristes, d’autres dues à Kokoschka, Otto Dix ou Max Beckmann et, par ailleurs, quelques œuvres des Américains Joseph Stella, Georgia O’Keeffe, Charles Scheeler et Stuart Davis.

Comment avez-vous choisi le titre Berlin-New York ?
Tout naturellement, puisque ce sont les deux villes où il a vécu durant les années les plus marquantes de son existence. La ville est l’unique sujet de l’œuvre de Grosz, toujours attentif à l’homme et passionné de critique sociale. Pendant une brève période, en 1932, il s’est retiré près de Boston, à Cape Cod, et il a peint des paysages. C’était là une réaction aux premières difficultés qu’il avait rencontrées à New York, où ses toiles "engagées" ne trouvaient pas acquéreur. Il s’efforce alors de prendre ses distances avec les portraits satiriques, dont les modèles "finissaient par se ressembler comme deux gouttes d’eau", ainsi qu’il en convient lui-même. Pourtant, la ville l’a toujours fasciné depuis qu’il est arrivé à Berlin, à l’âge de vingt ans. Il n’a jamais cessé de l’idéaliser. Il avait en outre une vive admiration pour les États-Unis et rêvait de New York. Il s’habillait "à l’américaine" et assistait à des concerts, vers 1912-1915, de ce qu’il prenait pour du jazz mais qui n’était que de la musique légère dans la tradition viennoise, jouée de façon bruyante par des musiciens au visage noirci au cirage. On trouve l’écho de cette idéalisation de l’Amérique dans les toiles de cette période, en particulier dans Metropolis, qui date de 1916 et qui se trouve dans la collection Thyssen, à Madrid.

À quel moment a-t-il choisi la peinture ?
Dès 1912, Grosz est allé voir plusieurs fois l’exposition "Der Sturm", à la galerie d’Hewarth Walden. Il y a examiné des œuvres dues à des expressionnistes allemands, des toiles récentes de Boccioni ainsi que des toiles métaphysiques de Carrà et de De Chirico. Boccioni et les futuristes italiens ont donc été les premiers dont le jeune peintre allemand a subi l’influence, car pour eux le thème de la ville avait une importance toute particulière. Il s’est ensuite intéressé successivement à la Neue Sachlichkeit, à Dada, au Constructivisme – après le voyage à Moscou de 1922 – et à la peinture métaphysique. Il faut bien admettre que cet artiste n’est jamais parvenu à créer un style qui lui soit propre, ni à transcender les mouvements artistiques qui l’ont attiré. Sur le plan personnel, il a eu toutes les peines du monde à s’insérer dans la société. Ce n’est pas un hasard s’il n’a pas créé de mouvement, ni eu de disciples.

L’exil aux États-Unis a-t-il eu pour conséquence un appauvrissement de son œuvre ?
À New York, Grosz n’avait plus ses principaux thèmes d’inspiration, l’opposition au national-socialisme et la critique sociale. Il lui a fallu aussi renoncer à son passé de communiste à l’époque du maccarthysme. Il est alors devenu dépressif. Le succès qu’il espérait remporter aux États-Unis lui a échappé. Il s’est rendu compte que la notoriété de Picasso et de Matisse dépassait de loin la sienne, et quand le Museum of Modern Art a ouvert ses portes à New York, aucune de ses œuvres n’y a été admise, bien que les expositions cubistes, dadaïstes et surréalistes s’y soient succédées. Grosz s’est alors réfugié dans l’alcool.

La ville de Mannheim consacre une exposition à la Nouvelle Objectivité. Assiste-t-on à une réévaluation de cette période ?
Il est indéniable qu’en Allemagne, on s’intéresse à nouveau aux années vingt et trente. Au moment de la république de Weimar, on a assisté à l’épanouissement de toute une série de mouvements, la Nouvelle Objectivité, l’Expres­sionnisme – avec les groupes Die Brücke, Der Blaue Reiter – et à l’expérience du Bauhaus, une évolution qui s’était amorcée dès le tournant du siècle.
Je ne serais pas surpris d’appren­dre que l’exposition a contribué à donner aux artistes de notre temps un regain d’intérêt pour ce qui se passe ici et maintenant, après la réunification de l’Est et de l’Ouest.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°11 du 1 février 1995, avec le titre suivant : "Grosz était un dessinateur, un graphiste et un illustrateur-né."

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