Police

Trois vols au Louvre

Enquête sur les polices de l’art

En France, une longue expérience

Par Agnès Bourguignon · Le Journal des Arts

Le 1 février 1995 - 1537 mots

PARIS

En moins de sept mois, le Louvre a été victime de trois vols. Le 18 janvier, une hallebarde – longue de 1,12 m et pesant 17 kg ! – était arrachée au monument sculpté par Martin Desjardins (1637 - 1694), exposé dans la Cour Puget. Une semaine plus tôt, un visiteur découpait au cutter une toile de Lancelot Théodore Turpin de Crissé (1782 - 1859), Daims dans un paysage, accrochée dans les salons Napoléon III de l’aile Richelieu. Le 10 juillet, un pastel de Robert de Nanteuil (1623 - 1678) disparaissait. En janvier également, mais à Londres et dans la demeure du marquis de Bath, une œuvre de plus grande importance - un Titien, Repos pendant la fuite en Égypte - était dérobée. Face à ces vols, se pose non seulement la question de la sécurité mais également celle de l’efficacité des polices chargées de retrouver les objets. Le Journal des Arts a enquêté en France, en Europe et aux États-Unis.

PARIS - La France fut le deuxième pays au monde, après l’Italie, à se doter d’une structure policière nationale : l’Office central pour la répression du vol d’œuvres et d’objets d’art (OCRVOOA), devenu célèbre après la récupération de tableaux fameux (Corot, Monet, Renoir…).

À Nanterre, au sein de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), seules quelques reproductions de tableaux sur les murs signalent les bureaux modernes de l’Office. Créée en 1975, cette police de l’art au sigle imprononçable est compétente sur tout le territoire national. Pourtant elle n’emploie que trente-cinq policiers, dont quinze sont affectés exclusivement au service documentation, qui abrite une banque de données et une photothèque informatisée. L’OCRVOOA ne traite ni les affaires d’escroquerie, ni celles de faux relatives au monde de l’art.

Ces dossiers reviennent à la sous-direction des Affaires économiques et financières de la DCPJ, qui s’occupe des abus de confiance en tout genre, de la fausse monnaie et des contrefaçons de marques. L’OCRVOOA, en contact avec l’ensemble de la police judiciaire, la gendarmerie, les douanes et le ministère de la Culture, est chargé notamment de faire de la prévention et de centraliser toutes les informations concernant le trafic illicite des œuvres et des objets d’art. L’Office est une police très spéciale, bien introduite dans le monde feutré de l’art.

Il est représenté au sein de l’Observatoire du marché de l’art, a un rôle consultatif auprès du Conseil international des musées (Icom), et participe aux réunions de sécurité pour le montage des expositions temporaires. Il a contribué en outre à l’élaboration de textes législatifs et réglementaires, en particulier la loi du 30 novembre 1987 sur la répression du recel et le contrôle des professionnels du marché de l’art.

Le soir ou le week-end, les fonctionnaires de l’Office suivent des cours à l’Institut d’études supérieures des arts (IESA) à Paris. Cependant, le commissaire principal Jean-Michel Mimran, chef de l’OCRVOOA, tient à préciser : "Nous ne sommes ni des experts ni de grands connaisseurs, à quelques exceptions près". Tel cet inspecteur, apprécié par ses collègues pour ses visites guidées d’expositions de tableaux, qui a conçu le logo de son service et se livre à l’estampe pendant ses loisirs.

L’Office met sa compétence en art au service d’autres fonctionnaires non spécialisés. Il organise chaque année deux colloques thématiques à l’intention des officiers de police judiciaire, des magistrats, des douaniers, mais également des policiers étrangers depuis 1991. Des policiers russes, lituaniens, polonais, hongrois, tchèques, mexicains, cambodgiens et bulgares ont participé successivement à ces sessions.

Des agents de l’OCVROOA se déplacent à l’occasion pour intervenir lors de colloques organisés par l’Icom et l’Unesco. Ainsi, en octobre 1994, la police de l’art française était présente au Mali à la conférence sur le trafic illicite des biens culturels africains.

Enquêtes "haut de gamme"
Toutefois, les policiers de l’OCRVOOA ne se limitent pas à un rôle de "relations publiques" : ils réalisent aussi des opérations sur le terrain, d’autant plus facilement qu’ils sont habilités à se saisir eux-mêmes dès que certains éléments éveillent leurs soupçons. C’est l’Office qui, à partir d’un renseignement, a déclenché à l’automne dernier une "enquête d’initiative", débouchant deux mois plus tard sur l’affaire Chagall (JdA n° 10, janvier), avant même qu’une plainte ne soit déposée.

De façon générale, l’Office suit de près les enquêtes sur les vols portant atteinte au patrimoine national, dans les musées en particulier, et les gros cambriolages chez des personnalités – artistes du show-biz, hauts fonctionnaires...

Pourtant, force est de constater qu’en matière de répression du vol et du recel des biens artistiques, l’OCRVOOA est l’arbre qui cache la forêt. Ses enquêteurs ne peuvent guère suivre, de près ou de loin, plus de 20 % des affaires traitées dans toute la France. Le reste est géré localement par des fonctionnaires plus ou moins spécialisés : les Services régionaux de police judiciaire (SRPJ), la Brigade de répression du banditisme (BRB) à Paris, et les gendarmes qui couvrent 95 % du territoire.

Au sein de tous les SRPJ, un ou deux policiers ont une prédilection pour les dossiers relatifs aux objets d’art. Au SRPJ de Lille, ils sont quatre, compte tenu de l’intensité du trafic entre la France, la Belgique et les Pays-Bas. À la Préfecture de Police de Paris, la "BRB-Antiquaire", qui emploie dix personnes, est saisie en cas de cambriolage important dans un musée, une bijouterie ou une galerie, chez un antiquaire ou une personnalité.

Le groupe des "Antiquaires" de la BRB a été fondé au milieu des années soixante-dix par un inspecteur collectionneur d’armes anciennes. Les "Antiquaires" sont à l’origine de quelques arrestations médiatiques, comme celle du coiffeur Maurice Joffo, qui recelait plusieurs milliards de francs en or et bijoux, ou celle, plus récente, de François Marcantoni pour vols de tableaux.

Les antiquaires et brocanteurs dans la ligne de mire
Les gendarmes ont pour leur part déjà démantelé plusieurs réseaux avec des ramifications en Italie, en Belgique et en Hollande, grâce à la mise en place de pools d’une soixantaine d’enquêteurs travaillant sur plusieurs régions à la fois. En 1992, la gendarmerie nationale a institué dans tous les départements des groupes spécialisés portant un curieux nom de code : "Ovnab", ce qui signifie "Objets volés négociables auprès des antiquaires et des brocanteurs". Les gendarmes entendaient alors renforcer la surveillance des professionnels du marché de l’art, partant du principe que "ce sont les receleurs qui encouragent les voleurs".

Les groupes Ovnab assurent un suivi documentaire des phénomènes observés et font surtout de la prévention par des contrôles réguliers dans les brocantes et les foires. Mais "ces groupes devront à l’avenir être étoffés pour renforcer leur efficacité", affirme le commandant Lucas du bureau de police judiciaire à la Direction nationale de la gendarmerie.
 
La cohabitation de toutes ces polices de l’art ne se fait pas sans heurts. L’épilogue de l’affaire Marmottan, pour laquelle l’OCRVOOA et la BRB-Antiquaire étaient saisis conjointement, illustre bien la rivalité existant parfois entre certains policiers jaloux de leurs plates-bandes.

Fin 1990, la BRB a grincé des dents quand l’Office, dirigé alors par le commissaire Mireille Ballestrazzi, a reçu tous les honneurs des médias après avoir miraculeusement retrouvé en Corse les neuf tableaux impressionnistes qui avaient été enlevés par un commando au Musée Marmottan, cinq ans plus tôt. "La presse aime parler de guerre des polices ; en fait, on s’ignore plutôt", affirme la nouvelle patronne de la BRB, le commissaire divisionnaire Martine Monteil. Chaque unité traite ses dossiers dans son coin, et effectue au besoin des déplacements à l’étranger à la demande du magistrat instructeur.

Les policiers des services locaux font remarquer malicieusement que l’OCRVOOA "gère le courrier et se réduit à une grande boîte à lettres", par où transitent obligatoirement les messages en provenance ou à destination d’Interpol, ainsi que toutes les circulaires de recherches d’objets d’art volés. Cependant, l’Office tient à rester au-dessus de la mêlée et intervient quand bon lui semble dans les affaires d’une certaine envergure. Quand, par exemple, le SRPJ de Nancy a dans le collimateur un receleur néerlandais impliqué dans un trafic de poupées anciennes, l’Office ne peut s’empêcher d’y mettre son nez au nom de l’indispensable coordination nationale.

Caverne d’Ali Baba
Les gendarmes des groupes Ovnab, les policiers des SRPJ et de la BRB-Antiquaire ne peuvent pas être aussi spécialisés que leurs collègues de l’OCRVOOA. Au jour le jour, il faut parer au plus urgent avec les moyens du bord, et ils sont donc susceptibles d’être mobilisés à tout moment pour des opérations d’envergure, dans une affaire de stupéfiants par exemple.
 
Les "Antiquaires" de la BRB tiennent d’ailleurs à relativiser leur spécialité : "Beaucoup de collègues qui viennent de commissariat, pensent, en arrivant ici, qu’ils vont fréquenter un monde précieux, alors qu’on traite de banditisme avant tout. On fait des permanences de nuit, de la procédure comme les autres !". Quand ils découvrent une "caverne d’Ali Baba" chez un receleur, à eux de jouer aux déménageurs pour rapporter un lot de sculptures en bronze ou 750 violons anciens.

"Les inspecteurs font les perquisitions, les scellés, et se débrouillent tout seuls pour la manutention, le transport et le stockage des objets d’art...", souligne Martine Monteil. "Cela représente parfois un vrai travail de Romain. On ne voit pas cet aspect du labeur des policiers dans la série télévisée "Navarro" !".

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°11 du 1 février 1995, avec le titre suivant : Enquête sur les polices de l’art

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