Un Givenchy d’époque vaut-il 37 Cartier de style ?

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 1 mai 1995 - 1053 mots

M. Alain Cartier nous écrit à propos d’une \"mésaventure\" : son lustre décrit comme \"style Louis XVI\", a été vendu 65 000 F en novembre 1979 à Monaco. Devenu lustre \"époque Louis XVI\", et appartenant à Hubert de Givenchy, il a été adjugé 2,4millions de francs le 4 décembre 1993, toujours à Monaco. Il s’en émeut et recherche l’annulation de la vente. L’affaire est désormais devant les tribunaux parisiens.

Les préliminaires portent sur le tribunal compétent et le droit applicable : la vente contestée a été organisée par une maison anglaise, faisant référence à ses conditions anglo-saxonnes de vente à responsabilité limitée, mais elle a eu lieu à Monaco entre des ressortissants français. Pour l’instant, on s’empoigne pour savoir si les tribunaux monégasques ou français sont compétents et, en conséquence, si s’appliquera le droit français ou monégasque.

Évidemment, pour le vendeur qui recherche l’annulation, la solution française s’impose ; pour l’acheteur, c’est le contraire. Et l’on prévoit, selon la solution adoptée, un éventuel bouleversement pour les Anglais qui avaient cru trouver à Monaco un territoire non seulement à l’abri du monopole de leurs collègues français, mais aussi des imbroglios "poussinesques" du droit français.

Les catalogues
Dans le catalogue de la deuxième vente, l’objet à 2 400 000 F a droit à deux photos et à une pleine notice qui retrace son possible pedigree, depuis sa vraisemblable fabrication par Daguerre, avec le probable concours du ciseleur-doreur François Rémond, lequel a peut-être fourni un modèle identique à Marie-Antoinette etc… Le descriptif de la première vente fait comparativement modeste figure. Sans photo ni arbre généalogique, l’objet est sobrement décrit comme un "beau lustre ciselé et doré… style Louis XVI".

Il faut dire qu’entre la définition à 65 000 F et celle à 2 400 000 F, quatorze ans se sont écoulés, et d’assez nombreuses recherches ont sans doute été conduites sur l’objet. Enfin, le développement de l’intérêt pour l’histoire a chargé de plus-value les objets "à histoire". Ces considérations, ainsi que l’effet Givenchy, expliquent peut-être le différentiel de prix mais ne résolvent pas la question juridique.

Morne interprétation
En effet, le juge (supposons-le français pour donner au vendeur les meilleures chances de succès) ne pourra se prononcer sur la longueur des notices, la richesse iconographique ou le détail archivistique. Il sera ramené à la morne interprétation de deux appellations : "lustre style Louis XVI" et "lustre Louis XVI".

Supposons que l’époque soit indiscutablement établie (sinon, c’est le dernier acquéreur qui va "se fâcher"). Dans la terminologie française, la deuxième expression emporte nécessairement garantie d’époque (du moins depuis le décret du 3 mars 1981, non applicable à la vente intervenue en 1979).

Mais pour que le vendeur triomphe, dans la logique jurisprudentielle actuelle, il faudrait qu’il démontre d’une part qu’au moment de la vente, l’acheteur savait, lui, que la pièce était d’époque (ce qu’il déduit seulement de la notoriété du marchand acquéreur, spécialiste du bronze doré) et, simultanément, que lui-même, vendeur, était convaincu que la pièce ne pouvait absolument pas être d’époque. Cela est hypothétique.

En effet, si l’expression "style" n’apporte pas de garantie d’époque, elle rend d’abord compte d’une caractéristique stylistique et n’exclut pas totalement que la pièce puisse être d’époque. D’autre part, dans le catalogue de la première vente, la description faisait référence à deux pièces similaires provenant ou contenues dans des collections illustres (Rothschild, Nissim de Camondo), dont même des non-spécialistes pouvaient déduire qu’il y avait peu de chances qu’elles contiennent de simples copies de style, et rappelait que l’une de ces pièces était attribuée à Feuchères ou Fores­tier, deux dynasties de fondeurs actifs à l’époque Louis XVI (mais qui ont poursuivi leurs activités au XIXe siècle).

La description pourrait donc s’interpréter comme n’excluant pas que l’objet soit d’époque Louis XVI. Il sera difficile dans ces conditions de plaider l’erreur.

Quid de la responsabilité de la maison de vente (à supposer qu’il n’y ait pas prescription de l’action contre elle) ? Dans la logique française, pour prospérer, la demande devrait établir une faute du commissaire-priseur. De prime abord, que pourrait-on lui reprocher ?

Une prudence excessive dans un domaine – le bronze doré – où tous les experts s’accordent à juger le diagnostic très difficile, en particulier pour la période de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, qui a vu progressivement s’acclimater de nouvelles techniques sur un répertoire stylistique durablement reproduit. Les tribunaux français ont déjà jugé que l’excessive prudence valait mieux que le diagnostic hasardeux.
Il sera donc également malaisé de rechercher la responsabilité de la maison de vente.

Similitude des codes civils
Pour finir, on peut prolonger le raisonnement dans le cas où les tribunaux monégasques seraient appelés à statuer. Quoique nous n’ayons pas connaissance de jurisprudences sur la nullité de vente d’œuvres d’art à Monaco, il faut signaler la très grande similitude des règles des codes civils monégasque et français. Ainsi, l’article 964 du c.c. de la principauté est exactement identique à celui de l’article 1110 du c.c. français, qui fonde l’action en nullité pour erreur sur la substance.

En ce qui concerne la prescription, l’article 2081 du c.c. de Monaco reprend l’article 2262 du c.c. français et dispose que la prescription est trentenaire. La responsabilité contractuelle en cas d’inexécution, particulièrement régie en France par les articles 1146 et 1147 (ce dernier ayant donné naissance à la distinction entre obligations de résultat et de moyen), est formulée à l’identique dans les articles monégasques 1001 et 1002. Enfin, en matière de responsabilité civile extracontractuelle (responsabilité pour faute), les articles 1381 et 1382 français trouvent leur exact reflet dans les articles 1229 et 1230 du c.c. monégasque.

À partir des mêmes règles et d’une tradition juridique voisine, on peut penser que des solutions voisines s’appliqueraient. Peut-être un peu compliquées du fait que, à Monaco, le commissaire-priseur est assisté d’un huissier qui est responsable de la vente aux enchères. Compte tenu de l’évolution particulière de la jurisprudence en France, le vendeur ne pourrait de toute façon en espérer mieux qu’à Paris.

Enfin, soyons précis, si l’on tient compte de l’érosion monétaire, il aurait fallu comparer 2 400 000 F à 147 500 F (65 000 F de 1979 convertis en francs d’aujourd’hui). D’où il s’ensuit qu’un Givenchy d’époque ne vaut plus que 16 Cartier de style. Cela valorise encore largement les recherches des historiens de l’art et l’effet Givenchy.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°14 du 1 mai 1995, avec le titre suivant : Un Givenchy d’époque vaut-il 37 Cartier de style ?

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