Ingres : troublantes vertus

Deux ouvrages de Georges Vigne

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 mai 1995 - 581 mots

Universellement connu et reconnu, Ingres jouit cependant d’une popularité ambiguë. La fascination qu’il exerce est rarement exempte de réticences, plus ou moins avouées, y compris chez ses plus fervents admirateurs. Les deux ouvrages monumentaux de Georges Vigne, conservateur du Musée Ingres de Montauban, décrypent dans le détail l’homme et son œuvre.

Mieux qu’aucun autre, Ingres a su jouer de la froide séduction de la peinture. Capable, écrit Georges Vigne, "d’érotiser un barreau de chaise au même titre qu’un sourire ou une cuisse généreuse", il a souvent donné à ces derniers un glacis qui a maintenu à distance respectable la sensualité extrême des poses qu’il demandait à ses modèles.

Elle ne s’est jamais démentie de toute sa vie, et devait même trouver son apothéose dans le Bain turc, exécuté à l’âge respectable de quatre-vingt-deux ans. Baudelaire, qui pour défendre avant tout les romantiques n’en respectait pas moins Monsieur Ingres, considérait son libertinage "sérieux et plein de conviction" – ce qui n’empêcha pas le maître de commettre quantité d’aberrations morphologiques devenues célèbres, que sa répugnance à examiner les squelettes ne suffit pas à expliquer.

"Comme mes goûts élevés font partie d’une religion, disait Ingres lui-même, comme je puis rendre la raison de la hauteur de ce que j’aime, de ce que j’adore, on comprendra, sans parler de la sensibilité de mes nerfs, d’où viennent mes prétendues bizarreries et pourquoi je suis intolérant." Cette seule "autocritique", où perce pourtant certaine complaisance, rend bien compte du personnage, qui savait donner à ses contradictions un tour rationnel, et justifier un comportement dont s’étonnaient unanimement ses pairs et ses élèves.

Georges Vigne n’a pas, avec raison, noyé son étude dans un flot de considérations psychologiques, et n’a pas plus multiplié les anecdotes dans la monographie que publient les éditions Citadelles. Quelques faits suffisent à brosser son portrait – pour le reste, Jean Auguste Dominique Ingres était, quoi qu’aient pu en penser les pensionnaires de la Villa Médicis dont il fut directeur, un infatigable travailleur.

Le catalogue raisonné des dessins (plus de quatre mille numéros) du musée qui porte son nom à Montauban en fait foi. Sa productivité considérable dans ses études et esquisses n’a d’égale que la rapidité d’exécution d’un artiste virtuose.

Certains ensembles pour une même œuvre se révèlent passionnants, comme celui consacré à la fresque de L’Âge d’or du château de Dampierre. "Une chose bien dessinée est toujours assez bien peinte" : on sait avec quel acharnement il défendait cette cause, y voyant la "probité de son art". Il est alors inutile de souligner l’intérêt de ce catalogue, raisonné thématiquement.

On découvre dans la masse touffue des feuilles admirables, d’autres plus ingrates, où seul le spécialiste saura reconnaître le trait de génie. Mais elles contribuent toutes à démontrer, selon l’auteur, comment les dessins "nourrissaient l’œuvre de sa propre substance", ce qui explique aussi que son style n’ait guère évolué, dans une carrière qui fut précoce et exceptionnellement longue.

On peut regretter que la connaissance érudite déployée par le conservateur de son musée n’ait pas été exploitée dans une étude générale sur la question du dessin, qui a en outre produit une considérable influence sur des générations d’artistes : d’Edgar Degas aux surréalistes, en passant par Picasso et Matisse.

Georges Vigne, Ingres, Éditions Citadelles & Mazenod, 352 p., 880 F. jusqu’au 30 juin, 1 100 F. ensuite.
Georges Vigne, Dessins d’Ingres, Catalogue raisonné des dessins du Musée de Montauban, Éditions Gallimard-Réunion des musées nationaux, 852 p., 1 400 F. jusqu’au 31 septembre, 1 600 F. ensuite.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°14 du 1 mai 1995, avec le titre suivant : Ingres : troublantes vertus

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