France : le risque d’une nouvelle coupure

Le Journal des Arts

Le 1 mai 1995 - 1500 mots

PARIS - Dès la rentrée prochaine, le recrutement par chaque école régionale et municipale de ses propres professeurs ne sera plus possible en raison de la mise en place d’un concours national. Dans le cadre de la décentralisation, ces écoles, majoritaires en France, devront recruter leurs \"agents territoriaux\" à travers un concours, conçu et géré par le Centre national de la fonction publique territoriale.

Au nom de la coordination nationale des directeurs d’écoles d’art, Alain Snyers (Amiens), a dénoncé "une remise en question des principes fondamentaux de l’enseignement artistique" (JdA n° 13). Estimant que "la dynamique d’une école repose sur un subtil panachage de professeurs titulaires et contractuels", il critique la mise en place "d’un système rigide", et déplore le caractère "grotesque" de certaines épreuves dudit concours.

Pour Guy Issanjou, directeur de l’école de Lyon, cette réforme "risque de provoquer une nouvelle coupure entre les écoles et le monde de l’art", coupure que les réformes entreprises avaient cherché à éviter en associant les professionnels du monde de l’art aux écoles et en multipliant les activités de ces dernières.

Aujourd’hui, quelque 13 000 élèves fréquentent les cinquante-six écoles d’art réparties sur l’ensemble du territoire, dont les concours d’entrée sont pris d’assaut. Qu’elles soient écoles supérieures, nationales, municipales ou régionales, elles se démarquent les unes des autres davantage par leurs moyens financiers et leur implantation géographique que par leur intitulé.

Ainsi, l’École nationale supérieure des beaux-arts (Ensba), installée à Paris et dotée d’un budget de 53 millions de francs, se classe au sommet de ce système parce qu’elle "dispose de plus de ressources et offre plus de possibilités", précise son directeur Yves Michaud.

Des artistes enseignants
Pour regagner la confiance des étudiants, les écoles ont largement ouvert leurs portes aux artistes comme aux professionnels de l’art, ouverture qui est aujourd’hui remise en question. Elles privilégient les "échanges avec les milieux artistiques, culturels et économiques afin de favoriser l’apprentissage puis l’insertion professionnelle des étudiants", affirme la Délégation aux arts plastiques (ministère de la Culture).

Pour Michel Bourel, chargé du département formation au Musée-CAPC et enseignant à l’école de Bordeaux, "les étudiants appréhendent avec ces artistes enseignants la grande diversité de l’art et de ses questionnements. On évite aussi de tomber dans l’académisme ou la répétition". De fait, ces intervenants jouissent d’une plus grande considération auprès des élèves : "On les estime davantage quand ils vivent de leur travail. S’ils sont sur le marché, c’est encore mieux", avoue Caroline, étudiante en deuxième année à Lyon.

Les méthodes d’enseignement ont également évolué. Pratiquant un système de tutorat à l’anglo-saxonne, originalité sans équivalent dans l’enseignement supérieur français, les écoles d’art cherchent à "aider à l’épanouissement de la personnalité des étudiants", explique Guy Issanjou, plus qu’à "transmettre des connaissances techniques". Christian Gaussen, son homologue à Montpellier, considère que les élèves "font leurs humanités dans les écoles d’art".

Une option que regrettent certains étudiants, qui souhaiteraient avoir des bases historiques plus solides, mais dont ils reconnaissent l’intérêt : "On doit se prendre en charge, être autonome, c’est ce qui nous attend plus tard", admet Sylvie, étudiante en 3e année. Pour Yves Michaud, il faudrait néanmoins que la "première année soit plus scolaire, qu’elle permette aux étudiants d’apprendre à maîtriser à la fois les méthodes d’enseignement et les possibilités qu’offre l’école".
 
Un autre aspect de cette évolution de l’enseignement réside dans les nombreux accords passés entre les écoles et les autres institutions d’arts plastiques. Par exemple, en Bretagne, les quatre écoles de Rennes, Brest, Lorient et Quimper ont une convention avec le Centre d’art de Kerguéhennec. Les étudiants de 4e année peuvent y faire des stages de trois à six mois : "L’enseignement est nécessairement éloigné des réalités concrètes. À Kerguéhennec, les étudiants participent à la vie du Centre : montage des expositions, réalisation des commandes publiques, communication.

Le stage permet une rencontre avec le monde du travail", explique Raymond Novion, directeur de l’école de Brest. Farouche partisan de cette évolution, Denys Zacharopoulos, directeur de Kerguéhennec et professeur à l’Académie de Vienne, en Autriche, précise : "On est revenu de l’enseignement théorique des années soixante-dix. C’est très facile de refaire le monde autour d’une table, mais à mon sens, il faut connaître les réalités de ce monde avant de pouvoir le faire bouger".

Pour autant, il ne s’agit pas de "transformer l’école d’art en école d’apprentissage", précise Raymond Novion. Une analyse partagée par Guy Issanjou à Lyon : "L’école est un lieu où l’on apprend à réfléchir, qui donne les bases d’une culture". Cet accent mis sur la formation intellectuelle est une des "marques de fabrique" de l’enseignement artistique public en France. À l’inverse, la plupart des écoles privées sont avant tout des lieux d’apprentissage des techniques.

Insérer l’école dans son milieu
Les écoles d’art veulent aujourd’hui appartenir au circuit artistique. Pour l’Inspection de l’enseignement artistique, il faut "affirmer l’idée que les écoles font partie du paysage institutionnel, au même titre que les centres d’art ou les musées". Une "nécessité impérieuse" au moment où "l’art contemporain est attaqué de toutes parts : il faut que les lieux qui le défendent se serrent les coudes", rappelle Christian Gaussen.

Ainsi, les écoles d’art développent de nouvelles activités qui se transforment en autant d’exercices pratiques pour les étudiants. En premier lieu, elles mènent une véritable politique d’exposition, sous la responsabilité des professeurs, des étudiants ou encore d’un commissaire invité. De nombreuses écoles se sont dotées de galeries d’exposition au cours des dix dernières années. Ainsi, l’école de Montpellier accueille Didier Trenet, vu récemment à l’ARC, après avoir exposé Paul-Armand Gette et François Morellet.

Elle va se doter prochainement d’un "nouvel espace qui sera comme un mini-centre d’art", annonce Christian Gaussen. Souvent, la programmation de ces expositions se fait en concertation avec les autres équipements de la ville. À Bordeaux, la galerie de l’école, Le Triangle, fonctionne comme un complément par rapport au CAPC. Plus expérimentale, elle est spécialisée dans les jeunes artistes.

À l’occasion de ces expositions, mais pas seulement, les écoles multiplient les éditions, qu’il s’agisse de revues, de livres d’artistes ou de catalogues. Ces revues acquièrent parfois une excellente notoriété, comme Azimut, éditée par l’école de Saint-Étienne, ou les cahiers théoriques Une fois une à Valence. Enfin, elles accueillent des artistes ou des théoriciens en résidence. À Grenoble, Antonio Muntadas a été invité pendant une semaine pour présenter son travail et dialoguer avec les étudiants.

Débouchés
Cette multiplication des activités reçoit un bon accueil de la part des étudiants. Cécile, en 3e année, est consciente qu’elle aurait tendance "à être comme dans une bulle à l’école" mais que "ces possibilités lui permettent de mener des travaux qui lui seront utiles ensuite". Ivan, en 4e année, profite "avec enthousiasme de l’opportunité d’effectuer des déplacements à l’étranger".

Le programme Erasmus apparaît comme un moyen efficace pour multiplier les points de vue sur un avenir que tous les étudiants rencontrés perçoivent comme inquiétant.

Pourtant, une enquête réalisée auprès des étudiants diplômés depuis quatre ans, montre que 71 % d’entre eux ont un emploi1. Ils exercent dans des domaines très divers, comme le graphisme, le design, la scénographie, la publicité, une minorité étant artistes professionnels. Des statistiques confirmant que les écoles sont adaptées à leur environnement professionnel et qui jettent un doute sur l’opportunité de cette nouvelle réforme.

Chiffres
Pas moins de 20 045 étudiants sont inscrits dans 123 établissements d’enseignement artistique en France. 13 195 d’entre eux sont dans les 56 écoles qui relèvent de la tutelle pédagogique du ministère de la Culture, les 6 833 restants se répartissent dans 54 écoles ou instituts privés.
46 % des élèves étudient à Paris, 9 % sont de sexe féminin, 9 % seulement sont de nationalité étrangère1.
1. Rapport concernant l’année 1992-1993, publié par le département Études et prospective du ministère de la Culture, mars 1994.

Les diplômes
Le cycle court comporte deux options : arts graphiques et design cadre bâti. C’est une formation à dominante pratique. Il débouche sur un Diplôme national d’arts et techniques (DNAT). Le cycle long comporte trois options : art, communication visuelle et audiovisuelle, design. L’enseignement y est plus théorique, plus axé sur la maîtrise de concepts que la pratique d’un métier. Chaque année est ponctuée par un examen qui conditionne le passage au niveau supérieur. À la fin de la troisième année, l’étudiant obtient un Diplôme national d’arts plastiques (DNAP). S’il poursuit ses études jusqu’en cinquième année, il obtient un Diplôme national supérieur d’expression plastique (DNSEP). Certaines écoles proposent une formation post-diplôme.

Trois orientations
Les écoles d’art proposent trois orientations principales : art, communication visuelle et audiovisuelle, design. Ces filières sont souples.
Pour l’Inspection générale de l’enseignement artistique, "il faut adapter ces catégorisations administratives au contexte de l’art contemporain en France et en Europe. Cette classification reposait sur l’idée que le champ artistique pouvait être découpé de façon claire. Aujourd’hui, un artiste se considère rarement comme un designer ou un spécialiste de la communication. Il emploie les moyens qui lui paraissent le mieux convenir à son propos, sans souci de classification". D’où la multiplication des passerelles d’une filière à l’autre.

1. "L’insertion professionnelle des élèves issus des écoles d’arts plastiques", ministère de la Culture, Département des études et de la prospective, 1990.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°14 du 1 mai 1995, avec le titre suivant : France : le risque d’une nouvelle coupure

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