Questions à : Jean Clair

Académicien

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 30 mars 2010 - 602 mots

Histoire de l’esthétique du crime et du châtiment vue par Jean Clair et Robert Badinter au Musée d’Orsay.

Votre réflexion sur le portrait est-elle antérieure à cette exposition, ou vous est-elle venue au cours de son élaboration ?
Cette exposition rentre dans un circuit d’expositions que j’ai lancé il y a trente ans, depuis « L’Âme au corps » (1993), « Identité et Altérité » (en 1995, pour le centenaire de la Biennale de Venise), jusqu’à la récente « Mélancolie » (2005), qui traitent au fond toutes de la même chose : une approche plutôt anthropologique de l’œuvre d’art.

Celle-ci intervient en tant que plongée dans un ensemble de rapports scientifiques, philosophiques, alliant savoir médical et psychologique, où le thème du visage est prédominant. Le visage et sa représentation ont toujours été un thème directeur dans mes écrits et mes expositions, aussi le portrait criminalisé m’intéressait-il particulièrement. Le fil rouge de cette exposition n’est donc pas l’histoire des institutions judiciaires et pénitentiaires, mais l’histoire du portrait vue à travers la situation particulière du portrait paroxystique qui est celui du criminel.

La tête tient le premier rôle…
La guillotine présentée au sein de l’exposition est la machine à décoller par laquelle la tête est devenue un objet de réflexion, de représentation à elle seule. C’est la première fois dans l’histoire de l’art que l’on représente la tête isolée du corps, mise à part une certaine imagerie religieuse ou mythologique aux thèmes limités – saint Jean-Baptiste, la Méduse… L’idée même de la représentation se fonde sur la notion de tête coupée.

C’est parce qu’il y a une fascination exercée par la Méduse, et conjuration de cette fascination par le geste de Persée qui coupe sa tête, que la représentation de la tête peut se faire. De même, dans la tradition judéo-chrétienne, l’interdit posé sur la représentation est levé à partir du moment où il y a sacrifice – celui-ci relèvant du même ordre que la décapitation. C’est là pour moi le postulat de l’exposition.

Ensuite, dès l’instant où la tête commence à gesticuler toute seule, elle devient plus que jamais un objet de réflexion, de fascination et de répulsion. On essaie de savoir si la tête continue à penser, à souffrir, à écouter, après qu’elle a été séparée du corps. On a mené toute une série d’expériences étonnantes post-décollation, depuis la fameuse gifle infligée à Charlotte Corday jusqu’aux fantasmagories élaborées par Nerval, Huysmans, Villiers de l’Isle-Adam ou Nodier, sur les têtes décapitées qui reviennent hanter les vivants, ou celles qui sont d’autant plus puissantes qu’elles sont seules.

L’autre intérêt que constitue la tête seule est que toutes les recherches sur les localisations d’un centre du meurtre ou du crime dans l’homme vont se focaliser sur le cerveau. Dans toutes ces recherches empiriques pour déterminer la part criminelle chez l’humain (physiognomonie de Lavater, phrénologie de Gall, anthropologie criminelle chez Bertillon et Lombroso avant lui), c’est toujours la tête qui est en jeu, mais ce n’est pas le portrait, c’est une tête considérée comme faciès, comme document d’analyse, pièce à conviction.

On est dans la culture judiciaire, et plus du tout dans le portrait d’apparat, le portrait psychologique, dans le rapport de soi à autrui, dans le face-à-face ; on est dans le rapport du maître au dominé, du policier au suspect. On n’est plus dans le rapport du personnage mais dans celui de l’individu, l’individu étant par définition suspect, alors que le personnage a plutôt tendance à être exalté dans sa singularité de persona. Voilà la grande métaphore au croisement de l’histoire judiciaire du XIXe siècle et de l’histoire esthétique de la disparition progressive du portrait.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°322 du 2 avril 2010, avec le titre suivant : Questions à : Jean Clair

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