Entretien croisé: Henri Loyrette, président-directeur du Musée du Louvre, et Stéphane Martin, président du Musée du quai Branly

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 30 mars 2010 - 1455 mots

Comment avez-vous perçu la création du pavillon des Sessions et l’annonce d’un grand musée consacré aux arts d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques ?
Stéphane Martin : L’idée initiale de Jacques Chirac était d’ouvrir un département des « arts premiers » au Louvre. Cela s’est transformé, dès le début de l’année 1996, en un double projet : un espace symbolique au Louvre et la construction d’un nouveau musée.

Le pavillon des Sessions n’a jamais été imaginé comme une préfiguration du Musée du Quai Branly ; il n’était pas destiné au même public et fonctionnait selon des principes différents. La façon même de travailler à son élaboration s’est avérée particulière puisqu’il ne s’agissait pas d’un travail collectif mais d’un choix subjectif, et assumé comme tel, réalisé par Jacques Kerchache, avec, en arrière-plan, l’idée de montrer que la sculpture n’est pas une invention du Bassin méditerranéen et que d’autres peuples ont une approche similaire. Jacques Kerchache a choisi les œuvres exposées dans l’idée qu’elles étaient destinées à s’insérer dans le Louvre. Il ne s’agit pas d’une collection idéale mais d’un ensemble d’œuvres réunies pour répondre à un concept.

Henri Loyrette : Au moment de l’ouverture du pavillon, en avril 2000, j’étais encore au Musée d’Orsay. La première chose qui m’a frappé en le découvrant, c’était la beauté des œuvres et la qualité de la muséographie conçue par Jean-Michel Wilmotte. Dix ans plus tard, elle est intacte. Par la suite, en arrivant au Louvre, ma vision s’est enrichie.

Le propos de cet espace m’est apparu des plus intéressants dans le contexte de la vocation universelle du Musée du Louvre, comme un juste retour des choses puisque les arts dits alors « premiers » y étaient présentés au XIXe siècle. Il s’agissait de renouer avec la tradition de ce musée défini comme « central » dès la fin du XVIIIe siècle. Le pavillon des Sessions a marqué le premier pas d’une politique visant à conforter la vocation universelle du Louvre. Le second pas a été franchi avec la création du département des Arts de l’Islam.

Le pavillon des Sessions représente-t-il une antenne pour le Musée du quai Branly, ou une ambassade comme on l’a lu ?
S. M. : C’est une antenne administrativement, mais cet aspect est secondaire. Ce qui importe, c’est le regard du public. Les visiteurs du Louvre ne sont pas les mêmes que ceux du Quai Branly, où les touristes ne représentent que 20 % des visiteurs. Notre public est très particulier : il se compose à 70 % de consommateurs culturels habitués et à 30 % de gens qui ne vont jamais dans les musées.

L’idée initiale de Jacques Chirac garde donc, aujourd’hui encore, toute sa force et sa pertinence. Cet espace situé à l’intérieur du Louvre a vocation à inciter les visiteurs – venus voir, sinon La Joconde, du moins l’art occidental pour ce qu’il a d’exceptionnel –, à modifier une hiérarchie implicite de l’histoire de la création et de l’histoire de l’humanité. Il s’agit de leur ouvrir une petite porte sur un autre regard, à l’inverse du Quai Branly, qui se veut une plateforme de dialogue et d’échanges.

Ces deux espaces sont complémentaires l’un de l’autre. Au Quai Branly, nous ne percevons pas le pavillon comme une antenne ou une enclave mais comme un espace du Louvre, destiné à s’intégrer à la politique globale que l’institution met en œuvre.

Contrairement au futur département des Arts de l’Islam, dont ses collections feront l’objet de recherches, le pavillon des Sessions semble isolé au Louvre…
H. L. : Le pavillon des Sessions a une situation particulière, effectivement un peu isolée, mais ce n’est pas un appendice pour autant. Ces dernières années, nous avons essayé de faire fructifier les cohabitations entre nos établissements, à l’image de l’événement « L’expérience métisse » conçu au Louvre en 2004 par l’historien Serge Gruzinski, ou, actuellement au Quai Branly, de « La Fabrique des images » de Philippe Descola. Nous devons renouveler cette politique en tenant compte des projets du Quai Branly et en restant attentif pour ne pas induire un isolement.

Le pavillon des Sessions est une grande chance car, d’une part, il rejoint la vocation originelle du Louvre d’être un musée universel, et d’autre part, sa présence va de pair avec une politique de reconnaissance d’autres civilisations. Nous avons la volonté d’élargir nos frontières – en témoigne la création à venir du « département des Arts byzantins et slaves » – et de dépasser cette vision très franco-centrique des collections ; vision qui avait d’ailleurs peu de considération pour des domaines européens comme l’Espagne, le monde anglo-saxon, sans parler des mondes germanique et slave. Le pavillon des Sessions a un rôle essentiel à jouer dans ce dispositif.

S. M. : Cela fonctionne très bien grâce aux choix opérés par Jacques Kerchache qui s’inscrivent dans une connaissance intime des parcours et collections du Louvre. Le pavillon des Sessions ponctue la visite du Louvre et amène le visiteur à concevoir différemment le reste de sa visite.

Les arts asiatiques ont quitté le Louvre pour Guimet. Avez-vous envisagé de fermer le pavillon des Sessions afin que les œuvres rejoignent le Quai Branly ? N’est-ce pas un problème que l’œuvre utilisée comme emblème du Quai Branly se trouve au Louvre ?
H. L. : Ma position a été très claire dès le départ et nous avons tout de suite partagé le même avis avec Stéphane. À partir du moment où l’on joue sur cette notion d’œuvre exceptionnelle et singulière, la présence des « arts premiers » au Louvre est pertinente, à condition que l’on ne retire pas les chefs-d’œuvre pour les remplacer par des pièces secondaires. Notre propos n’est pas de présenter des séries de manière plus didactique.

S. M. : L’idée qu’il y aurait si peu de chefs-d’œuvre qu’ils se trouvent tous au Louvre est peut-être l’un des derniers préjugés qui s’accroche encore aux arts non européens. Dans le paysage culturel parisien, où se trouvent les chefs-d’œuvre du mobilier français du XVIIIe siècle ? Faut-il vider Chantilly pour les mettre au Louvre ? Il est essentiel que les œuvres du pavillon des Sessions demeurent d’une grande qualité, mais, heureusement, l’art africain ou océanien a produit suffisamment de grandes œuvres pour nourrir les deux musées.

Cela n’a pas plus de sens de dire que ces pièces manquent au Quai Branly que de considérer que l’absence du bureau du duc de Choiseul au Louvre rend caduques les collections d’arts décoratifs français ! La présence de la statuette Chupicuaro, devenue la mascotte du Quai Branly, est très symbolique. Cela s’inscrit, au-delà de nos rapports avec le Louvre, dans ce dialogue conscient qu’entretiennent les institutions culturelles parisiennes afin d’élaborer une offre qui soit la plus créative possible pour un public qui circule.

H. L. : C’est aussi une façon de dire que les collections nationales, celles du Louvre, d’Orsay et du Musée national d’art moderne, bordés par Branly et Guimet, forment un ensemble avec une circulation d’information très forte entre nos institutions. Nous nous rencontrons très régulièrement.

Comment ce pavillon à la présentation purement esthétique est-il perçu à l’étranger ?
S. M. : On retrouve les mêmes partis pris dans tous les musées américains encyclopédiques, à Boston, Philadelphie ou New York. Pour révéler sa collection d’art océanien récemment acquise, le Lacma [à Los Angeles] propose une version poussée à extrême, sans cartels ni information. Le pavillon des Sessions ne s’inscrit pas dans la démarche de l’art pour l’art sans aucune information. Cette dernière est bien transmise, à travers notamment un espace d’interprétation.

À l’international, ce qui surprend le plus, c’est le Quai Branly et ses expositions temporaires qui proposent des formes et des niveaux de discours diversifiés. En général, les musées d’anthropologie possèdent ce grave défaut d’avoir le fantasme de l’exhaustivité avec une ligne idéologique très stricte. Nous travaillons avec des spécialistes autres que des anthropologues et dont les profils très différents et la liberté de ton n’est pas fréquente dans les musées d’anthropologie. Je ne suis pas sûr que le Musée d’histoire naturelle de New York se sente une fraternité avec le MoMA ou même le Met…

Pour les dix prochaines années, que peut-on attendre du pavillon des Sessions ?
S. M : Depuis plusieurs années, nous travaillons à une intégration plus forte du pavillon des Sessions au sein du Louvre.

H. L. : Sans doute faut-il encore renouveler les choses dans la décennie qui vient. Stéphane et moi nous considérons que la présence des arts premiers au Louvre est une bonne chose. La question est de profiter de cette présence pour inventer des projets et tisser des liens avec le Musée du quai Branly, comme nous le faisons par ailleurs avec le Musée Guimet, Orsay ou le Centre Pompidou. Ce panorama tout à fait unique qu’offrent les collections nationales est capital et la vocation universelle de nos musées est primordiale.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°322 du 2 avril 2010, avec le titre suivant : Entretien croisé: Henri Loyrette, président-directeur du Musée du Louvre, et Stéphane Martin, président du Musée du quai Branly

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque