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L’actualité vue par Damien Hirst

« Nos modèles actuels de vente sont victoriens »

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 30 mars 2010 - 1545 mots

À l’honneur au Musée océanographique de Monaco, Damien Hirst expose ses conceptions de l’art et de son marché.

Trublion des Young British Artists dans les années 1990, soutenu par le collectionneur-marchand Charles Saatchi, Damien Hirst défraie régulièrement la chronique avec des œuvres qui se veulent scandaleuses et les prix que ces dernières atteignent.

En 2008, il a bousculé le marché de l’art en se passant des galeries pour vendre directement aux enchères, chez Sotheby’s à Londres, un ensemble de ses pièces récentes. Cette année, le Musée océanographique de Monaco fête son centième anniversaire en accueillant l’artiste né en 1965 à Bristol qui y expose ses dernières œuvres. Damien Hisrt commente l’actualité.

Le titre de votre exposition, «Cornucopia», présentée au Musée océanographique de Monaco, semble venir d’un autre temps. Pourquoi parler d’abondance en cette période de crise particulièrement ?
Les musées d’histoire naturelle, comme le Musée océanographique de Monaco, suscitent un sentiment d’abondance car ils réunissent pour vous ce que l’on trouve aux quatre coins du monde. Je pense aussi que lorsqu’on traverse une mauvaise période, il faut espérer de meilleurs lendemains. On doit regarder ce que nous possédons encore, et le célébrer. Il faut être optimiste. Si j’étais déprimé, je ne ferais pas de l’art.

Pourquoi avez-vous accepté d’exposer au Musée océanographique, alors que vous avez toujours dit que les musées étaient des cimetières ?
Quand je dis que les musées sont pour les artistes décédés, je pense aux musées d’art contemporain.
Ce qui est effrayant, c’est un lieu vide, une grande galerie blanche. En 2001, j’ai fait une exposition au Musée archéologique national de Naples, et je m’y suis senti à l’aise. J’aimais être entouré d’antiquités, ne pas me sentir seul. Le musée océanographique est une bonne suite à l’expérience napolitaine. Depuis mon enfance, j’ai toujours aimé ce type de collection. Le bâtiment et sa localisation sont époustouflants. C’est un lieu vivant, qui respire. En y exposant, c’est comme si j’en détournais la fonction.

Comment avez-vous sélectionné les pièces pour l’exposition ?
J’ai travaillé à partir du bâtiment. Au début, j’avais l’intention de ne mettre que six grandes pièces, mais je me suis laissé entraîner par l’espace. La première chose qui m’est venue à l’esprit quand j’ai commencé à travailler, ce sont les grands requins blancs, comme celui du film Les Dents de la mer. Mais je n’ai pas réussi à en obtenir un exemplaire avant 2005. C’est la pièce centrale de la galerie principale. Les ballons flottants sont installés de manière symétrique dans les deux ailes. Le musée a été très coopératif. On a dû renforcer le sol, restructurer le bâtiment et j’ai été confronté à moins de résistance qu’habituellement.

Ce contexte donne-t-il un sens particulier à vos œuvres?
Il y a un dialogue efficient. Vous avez une valeur ajoutée lorsque vous exposez dans un contexte avec lequel vous êtes en harmonie. C’est une exposition gagnant-gagnant. Tout le monde y gagne, le musée aussi bien que moi.

L’an dernier, lorsque vous avez exposé vos peintures «faites main» à la Wallace Collection [à Londres], vous avez côtoyé les grands maîtres anciens, sans parvenir à rivaliser avec eux. Y a-t-il moins de risques à se confronter aux vieilles pierres, comme au Musée archéologique, ou à la nature dans le cas de Monaco ?
Je n’ai pas été effrayé d’exposer à la Wallace. Bien sûr, je peux penser que je ne suis pas aussi bon que Rembrandt, mais je n’ai pas à m’en inquiéter. Cela ne va pas m’empêcher d’exposer à côté de ses œuvres. Tous les artistes pensent que ceux qui les ont précédés sont les grands. Je n’ai pas peur d’être situé dans un contexte. Heureusement, je suis réaliste. C’est comme les yachts, il y a toujours quelqu’un qui en a un plus gros que vous.

Pourquoi la mort est-elle omniprésente dans votre travail, comme dans cette pièce que vous exposez à Monaco où des ballons risquent d’exploser au contact des lames de couteau ?
Il n’y a pas d’échappatoire, ça fait partie de la vie. Quand j’étais plus jeune, on ne parlait pas de la mort, ce qui m’a donné envie d’en parler davantage. Quand vous pensez à l’art, vous pensez au futur, et de fait à l’absence de futur.

Le succèsconjure-t-il la mort ?
Tout dépend de la façon dont vous mesurez le succès. À l’école, j’ai toujours eu la chance d’avoir quelqu’un qui dessinait mieux que moi, alors que je voulais être le meilleur dessinateur de ma classe. Vous pouvez être à 44ans l’artiste le mieux payé et ne pas être le meilleur pour autant. Le succès est volatil. On sait tous que l’on peut être renversé par un bus ou terrassé par une maladie.Vous avez fait récemment deux gestes plutôt «suicidaires», avec la vente aux enchères de plus de 220de vos œuvres chez Sotheby’s, à Londres en 2008, et l’exposition à la Wallace Collection en 2009.

 Aimez-vous jouer avec le feu ?
Je suis arrivé à un niveau où, quoi que je fasse, on ne regarde que le mauvais côté. Si je m’attardais sur ce que pensent les gens, je ne ferais rien. Je ne crois pas qu’il soit intelligent de se cacher en attendant que les gens se calment. Beaucoup de personnes pensaient, ou espéraient, que la vente se passerait mal.
Et comme ce ne fut pas le cas, ils ont espéré que la prochaine chose que je ferais se passe mal! Je ne regrette pas mes nouvelles peintures, quoi qu’on en dise, et je continue à peindre. On pense que je suis un stratège, mais je ne le crois pas. Après la vente, je me suis dit «ouf, j’ai eu de la chance!».
Une semaine après, l’histoire aurait tourné autrement, mais les gens m’ont trouvé malin.

Votre vente rappelait d’une certaine façon que l’artiste se trouve au centre de la chaîne artis-tique. Pensez-vous que le monde de l’art en ait pris conscience à nouveau ?
De jeunes artistes m’ont dit que j’avais eu raison de faire cette vente, cela a été une inspiration pour une génération. L’art consiste à inventer des formes, et c’est très mauvais d’être étouffé par les lois du marché. L’une des raisons qui ont motivé ma vente, c’est que tout le monde me disait que c’était impossible. Or nos modèles actuels de vente sont victoriens, dépassés. Je ne sais pas quel sera l’avenir avec Internet.

Que pensez-vous avoir encore à vous prouver ?
Ce n’est pas une question de prouver, mais d’additionner des choses. C’est comme un jeu de construction, et je me demande combien de morceaux je peux empiler avant que l’immeuble ne s’écroule. Tous les artistes que j’apprécie se sont mis en jeu, ont tenté de repousser les limites et de changer ce qui était supposé acceptable.

Puisque vous aimez les défis, quels seront les prochains ?
J’ai plein d’idées folles, comme faire des météorites. J’imagine aussi des objets qui ressembleraient à des trésors enfouis sous les mers ou alors des peintures représentant des camemberts de statistiques. Je suis du signe des gémeaux: chaque fois que je crois en une chose, je crois aussi en son contraire. Certains me disent que je suis un caméléon.

Qu’est-ce que la crise a changé dans votre pratique comme artiste et businessman ?
C’est plus facile de faire de l’art maintenant que dans les moments où tout va bien. Le succès vous fait croire que vous êtes excellent. On savait tous que la crise allait arriver. On devient plus réaliste maintenant. Vous faites plus attention au coût des choses, comme artiste ou comme entrepreneur.

Pourquoi avez-vous repoussé jusqu’à une date indéterminée votre exposition chez Emmanuel Perrotin [à Paris] ?
Il ne voulait pas le projet que je lui avais proposé, et nous avons décidé de le changer.  Emmanuel fut le premier à m’exposer et c’est la raison pour laquelle je ferai une exposition avec lui. À part lui, il n’y a pas vraiment de galeries qui m’inciteraient à venir à Paris. J’ai eu des échanges avec les musées français, mais rien qui ait abouti jusqu’à présent.
J’ai été en discussion avec le Musée du Louvre. J’ai pensé y montrer le crâne en diamants, mais ils veulent quelque chose de nouveau. J’ai aussi été en conversation avec le Centre Pompidou, mais j’ai abandonné car je devais faire une exposition à la Fondation Pinault sur l’île Seguin. Mais là aussi le projet est tombé à l’eau.

Regardez-vous les jeunes artistes ? 
Je dois avouer que j’ai lâché prise concernant la jeune création. J’ai prêté récemment à des étudiants un bâtiment à Camberwell, dans le sud de Londres, pour une exposition. Mais je laisse à Charles Saatchi le soin de regarder les jeunes!

Justement, que pensez-vous de Saatchi maintenant ?
Je préfère mon époque avec Saatchi à la période actuelle.  À mon époque, quand on parlait de Saatchi et de son ex-femme Doris, c’étaient des gens énigmatiques. Ils incarnaient le pouvoir, et tout le monde voulait être dans leur collection. Maintenant, sa collection est plus diluée, elle part dans une multitude de directions, comme le monde de l’art somme toute.

Quelle exposition vous a marqué récemment ?
J’ai beaucoup aimé à la National Gallery [de Londres] «The Sacred Made Real» sur l’art espagnol, avec des flagellations, des moines de Zurbarán (1).

(1) lire le JdA n314, 27nov. 2009, p.8.

DAMIEN HIRST, Cornucopia, du 2 avril au 30 septembre, Musée océanographique de Monaco, av. Saint-Martin, Monaco, tél. 377 93 15 36 00, tlj 9h30-19h, www.oceano.org

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°322 du 2 avril 2010, avec le titre suivant : L’actualité vue par Damien Hirst

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