Londres - Dans l’ombre des grands maîtres

Un entretien avec l’historien de l’art Ernst Gombrich, à propos de l’exposition \"Gombrich on shadows\" à la National Gallery

Le Journal des Arts

Le 1 mai 1995 - 766 mots

Une sélection de vingt-sept peintures des collections de la National Gallery – dont La Vierge et l’enfant de Masaccio, Compotier avec poires et pommes de Picasso, Christine du Danemark, duchesse de Milan de Holbein, Joseph et Jacob en Égypte de Pontormo… – illustre l’essai le plus récent d’Ernst Gombrich, Les ombres : la représentation des ombres portées dans l’art occidental. Intitulée \"Gombrich on shadows\", l’exposition révèle pour quelles raisons les ombres portées ont figuré, ou pas, au répertoire des peintres occidentaux.

Gombrich montre comment le sbattimento, l’ombre portée, projetée sur le sol ou ailleurs par l’objet dépeint, a été utilisé dans la peinture occidentale pour obtenir des effets dramatiques, renforcer l’illusion de la réalité et du caractère massif des objets, ou encore pour suggérer une émotion. Il le distingue de l’ombra, la partie plus som­bre qui fait contraste avec les zones claires de tout objet éclairé et crée le modelé, et de la mezz’ombra ou "demi-ombre", la zone située entre la lumière et l’ombre.

Quelle différence faites-vous entre votre façon de voir et celle d’un artiste ?
Ernst Gombrich : Les variations de lumière et d’ombre à la surface des objets font connaître leur forme à l’observateur ; les reflets sur cette même surface indiquent leur texture, et leurs réactions aux diverses longueurs d’onde du spectre déterminent leur couleur.

Les artistes, qui s’attachent à reproduire les apparences, en viennent à avoir l’œil particulièrement sensible aux modifications de la lumière. L’historien de l’art, du fait de sa formation, s’intéresse à la sélectivité de l’œil du peintre, ou plutôt à la gamme de traits particuliers que les artistes de différentes écoles, époques et disciplines ont choisie afin de construire leur image du monde visible.

L’école allemande, qui se regroupait autour du concept de Weltanschauung, est donc dépassée ?
Certainement. Les historiens de l’art allemands pensaient que les gens du XIIIe siècle voyaient le monde comme Giotto le peignait. On pourrait dire, dans ce cas-là, que les anciens Égyptiens voyaient les passants marcher avec deux pieds gauches. La représentation humaine a une histoire, l’art a une histoire, mais la vision humaine n’a pas d’histoire.

La présence d’une ombre portée donne-t-elle davantage de réalité et de substance au corps peint ?
Généralement, oui. J’ai énuméré quelques-unes des fonctions des ombres. Mais je pense qu’il est très important de voir pourquoi les ombres portées passaient pour un élément troublant. On le perçoit bien, par exemple, dans le Traité de la Peinture, de Léonard de Vinci, où l’on trouve ce passage :

 "La lumière rompue de façon trop visible par des ombres est extrêmement peu appréciée par les peintres. Donc, pour éviter cet inconvénient quand vous représentez des corps en plein air, ne cherchez pas à ce que vos figures semblent éclairées par le soleil, mais faites qu’une certaine quantité de brume ou de nuée transparente soit placée entre l’objet et le soleil, et ainsi – puisque l’objet n’est pas éclairé brutalement par le soleil – les contours des ombres ne se heurteront pas aux contours des lumières".

La phrase sur le rejet universel des ombres portées par les peintres est capitale. Vasari aussi évoque cette question, en ayant recours à une comparaison musicale : "De même que l’oreille est blessée par une musique tapageuse ou dissonante, sauf à certains moments et en certains lieux, de même aussi, avec les ombres portées, l’œil peut se trouver blessé par des couleurs trop brutales." Ce texte peut s’interpréter comme une réaction des peintres du Cinquecento à la dureté de la peinture du Quattrocento, par exemple celle de Cosme Tura. Les ombres portées doivent êtres douces, sans quoi elles blessent l’œil. Mais l’arrivée du Caravage coïncidera avec le retour de ce que Vasari appelle la clameur (strepito).

L’utilisation de l’ombre colorée par les impressionnistes a-t-elle constitué un élément nouveau ?
En fait, nous trouvons des ombres colorées antérieures à l’Impres­sionnisme, mais elles sont rares. Léonard en parle. Goethe s’y est vivement intéressé dans sa Théorie de la couleur. Mais c’est avec l’Impressionnisme qu’elles ont acquis une véritable importance picturale.

Et au cours du vingtième siècle ?
Les œuvres des Fauves ne comportent pas d’ombres. Cette absence est due à l’influence de l’art japonais. Dès que les estampes japonaises sont devenues à la mode et ont passionné les artistes, ils ont découvert que ni les ombres ni le modelé n’étaient nécessaires. Ensuite, le Cubisme a rétabli le rôle des ombres, aussi bien pour égarer que pour guider le spectateur. Plus tard, les surréalistes ont exploité l’utilisation des ombres pour intensifier le climat de mystère qu’ils cherchaient à créer, comme chez De Chirico.

"Gombrich on shadows", National Gallery, Londres, jusqu’au 18 juin.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°14 du 1 mai 1995, avec le titre suivant : Londres - Dans l’ombre des grands maîtres

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