Montréal

Paradis perdus, Symbolisme retrouvé

Avec quelque cinq cents œuvres exposées, un événement majeur de l’été

Par Michel Draguet · Le Journal des Arts

Le 1 juin 1995 - 1236 mots

Sous la direction de Pierre Théberge, le Musée des beaux-arts de Montréal s’impose comme un rendez-vous privilégié des amateurs de vastes expositions. Avec quelque 500 œuvres exposées, "Paradis perdus. L’Europe symboliste" constitue un événement majeur de l’été.

MONTRÉAL - Placé sous la direction de Jean Clair, historien de l’art et directeur du Musée Picasso à Paris, l’exposition met en scène les idées énoncées dans le volumineux et remarquable livre dont nous rendions compte dans le JdA de mai.

Dans sa préface, Jean Clair situe le concept de l’exposition dans le contexte d’une crise des valeurs, qui conduirait à l’apparition des avant-gardes en 1905. La formulation posée d’entrée de jeu n’a rien d’aussi évident. À 1905 – date valable exclusivement pour la France, attachée à la modernité des Fauves –, on pourrait substituer une date aux résonances historiques plus larges : 1914. Cette année-là constitue certainement une rupture culturelle, politique, économique, et même philosophique.

Le Symbolisme ne s’arrêterait donc pas en 1905 ? Jean Clair en convient implicitement en incluant dans sa présentation une série d’œuvres de Kandinsky. Ce dernier, tant par ses œuvres que par son livre Du Spirituel dans l’art, ne fut-il pas au demeurant un des derniers grands artistes symbolistes ? En ne conservant que le message symboliste dans un élan synthétique qui échappe à la fois au Cubisme et au Futurisme, Kandinsky formule un nouveau langage plastique qu’avant lui, des symbolistes comme Moreau avaient caressé. Ainsi reprise, l’histoire du Symbolisme en Europe ne prendrait-elle pas un autre sens ? Moment de crise de la culture occidentale, le Symbolisme ouvre la voie à l’interrogation.

L’avant-garde russe, singulièrement absente
À Kandinsky et Klee, présents à Montréal, répondraient Mondrian, Larionov, Malevitch et une large part de l’avant-garde russe, singulièrement absente de l’exposition. Les avant-gardes, et, avec elles l’Abstraction, apparaissent ainsi sous un jour négatif. Si, comme l’écrit Jean Clair, "le Symbolisme [est] la tentative ultime et désespérée de restaurer les liens naturels, immémoriaux que l’homme, en tant qu’être spirituel, a entretenus avec le monde", les avant-gardes s’imposent comme une rupture radicale, qui nie l’unité fondamentale de l’homme au monde.

Cette critique sous-jacente des avant-gardes – qui passent à nouveau pour un art dégénéré – ne fausse-t-elle pas en partie les perspectives historiques par lesquelles le Symbolisme s’est prolongé au XXe siècle en Occident, mais aussi en Russie ?

Sans doute les conditions politiques et les impératifs économiques qui poussent les musées russes à louer à des tarifs prohibitifs leurs œuvres ont-ils interdit la présence de Borissov-Moussatov, Kouznetsov et surtout Vroubel qui, bien que méconnu en Occident, n’en reste pas moins une des figures majeures du Symbolisme européen. À ce titre, l’exposition de Montréal constitue une régression par rapport aux précédentes manifestations consacrées au sujet.

L’absence de la Russie ampute le projet et le prive de son ouverture la plus singulière sur la modernité. Absence d’autant plus regrettable que le livre-catalogue qui accompagne l’exposition n’accorde aucune place à la littérature russe, aux arts appliqués et aux mouvements du "Monde de l’Art" ou de la "Rose bleue". Cette histoire-là reste à écrire.

Six sections
Les six sections qui composent l’exposition suivent l’articulation exposée dans le livre : "Le crépuscule de la culture" et "Le moi insauvable" font l’inventaire des déchirures vécues face au monde comme principe de réalité. Désenchantée, la génération symboliste aspire à un projet et à la synthèse : "Le projet symboliste […] est tentative de reconquérir cette unité perdue, essai d’atteindre à l’intégrité la plus forte, et son idéal esthétique sera ainsi le Gesamtkunstwerk [l’œuvre d’art total]", constate Jean Clair.

La sensation d’abîme se double ainsi de la conscience d’une vie en perpétuel mouvement, qui transcende "les cycles de la vie" et unit la face diurne de l’homme au monde de l’inconscient. Sur ce constat de crise s’élabore le discours symboliste. Jean Clair l’articule en trois points : "La patrie retrouvée", "Les nouveaux territoires" et "Vers un Homme nouveau".

L’art constitue ainsi l’ultime refuge d’une conscience qui chancelle. L’artiste rêve d’un monde idéal qui récuse l’histoire au bénéfice du mythe, qui investit et fait l’addition de la tradition, qui bien qu’internationaliste souligne l’ampleur du phénomène national, qui fait la synthèse des religions et paraît, tel un initié, annoncer l’avènement d’un monde meilleur. Le succès qui accompagne le Symbolisme – et qui s’éteint avec la déclaration de guerre en août 1914 – permet de développer un panorama pluridisciplinaire : peinture, sculpture, arts appliqués, architecture, musique, théâtre, danse et littérature s’unissent pour rendre l’air du temps.

Les moyens mis en œuvre pour l’organisation d’une telle exposition devraient exploiter au maximum les possibilités de ces analogies, de ces synesthésies, qui conduisent à la fusion des sensations et à l’élaboration d’un langage nouveau, dans l’unité spirituelle d’un Symbolisme qui s’empare de la réalité. Le mouvement n’est peut-être pas aussi désespéré qu’il y paraît. De Kandinsky à Pollock, de Malevitch à Rothko, de Magritte à Broodthaers, le Symbolisme a vécu des vies parallèles. Seront-elles au rendez-vous de Montréal ?

Repères

Le Symbolisme ne constitue pas un mouvement clairement identifiable en soi, mais une constellation d’artistes – peintres, écrivains, poètes, musiciens, dramaturges… – que l’histoire tente de regrouper selon des préoccupations qui puisent leur origine dans une tradition romantique toujours vivace. Son histoire, complexe, joue des étiquettes et des mots d’ordre – décadents, déliquescents, hydropathes, symbolistes – tout en revendiquant des précurseurs variés comme Hugo, Füssli, Doré, Blake, Goya, Delacroix, Baudelaire ou les préraphaélites anglais.

1864 : Gustave Moreau présente au Salon Œdipe et le Sphinx. Il y présentera en 1876 L’Apparition et Salomé.
1881 : Pierre Puvis de Chavannes expose le Pauvre Pêcheur au Salon.
1883 : Fondation à Bruxelles du Cercle des XX, qui constituera un élément moteur pour la diffusion du Symbolisme en Europe.
1884 : Parution d’À rebours de Joris-Karl Huysmans
1886 : Parution dans Le Figaro du 18 septembre du Symbolisme de Jean Moréas que le journal sous-titre "manifeste". Quelques jours plus tard, Gustave Kahn lui donne la réplique avec un manifeste publié dans L’Événement. En Belgique, Edmond Picard et Émile Verhaeren donnent leur définition du Symbolisme.
1890 : Maurice Denis publie le manifeste du Néo-traditionnisme qui marquera l’esthétique des Nabis.
1891 : Les divisionnistes italiens exposent pour la première fois en groupe à la Brera.
1892 : Albert Aurier consacre un essai à Gauguin dans le Mercure de France. Il y définit le Symbolisme et en signale différents types. La même année, le Sâr Péladan inaugure son premier Salon de la Rose-Croix et, à Munich, des artistes opposés aux institutions académiques créent la Sécession. Edvard Munch expose à Berlin.
1896 : Jean Delville crée à Bruxelles le Salon d’art idéaliste.
1897 : Création de la Sécession berlinoise.
1898 : Première exposition de la Sécession viennoise. Le mouvement sécessionniste touche l’ensemble de l’Europe centrale, de Prague à Budapest en passant par Cracovie, pour atteindre Saint-Pétersbourg avec le "Monde de l’Art".
1904 : L’exposition de la "Rose pourpre" à Moscou consacre l’avènement d’un symbolisme slave qui s’éteindra avec la "Rose bleue", en 1907.
1905 : Lancement de la Revue blanche.

Bibliographie
P.-L. Mathieu, La génération symboliste, Genève, Skira, 480 F.
M. Gibbons, Le Symbolisme, Cologne, Taschen, 190 F.
G. Michaud (avec la collaboration de B. Marchal et A. Mercier), Le Symbolisme tel qu’en lui-même, Paris, Nizet, 250 F.
F. Gaubry, La création mythique à l’époque du Symbolisme, Paris, Nizet, 230 F.
Et le plus intéressant par son caractère pluridisciplinaire :J. Pierre, L’univers symboliste, Paris, Somogy, 450 F.

"Paradis perdus. L’Europe symboliste", Musée des beaux-arts de Montréal, du 8 juin au 15 octobre. Livre-catalogue, 560 p., 600 illustrations, 475 F (lire le JdA, n° 14, mai).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°15 du 1 juin 1995, avec le titre suivant : Paradis perdus, Symbolisme retrouvé

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