Prises de guerre

Staline rêvait d’un Très Grand Musée

Nouvelles révélations sur les \"Trésors cachés\"

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 1 juin 1995 - 1047 mots

Les Trésors cachés exposés au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Des documents révèlent aujourd’hui que Moscou voulait déployer un Très Grand Musée de l’art mondial, à l’intérieur d’un gigantesque Palais des Soviets, pour exposer les prises de guerre de l’Armée rouge. Un projet babylonien en comparaison duquel même les plans de Hitler pour le Führer Museum de Linz paraissent dérisoires.

LONDRES (de notre correspondant) - Les documents conservés aux archives d’État de la Fédération de Russie révèlent aujourd’hui la genèse d’un audacieux projet. Au mois de janvier 1944, au plus fort des combats, plusieurs architectes soviétiques de renom se réunissent pour discuter des terribles dégâts infligés par les troupes nazies à leurs bâtiments historiques, parmi lesquels les résidences des tsars à l’extérieur de Leningrad, les façades des églises et des palais de Tchernigov, Kalinine, Mozhaisk, Smolensk et Nereditsa. Igor Grabar, artiste et architecte soviétique, stigmatise avec véhémence la destruction de l’église du XIIe siècle de Nereditsa.

Il va jusqu’à proposer que l’URSS démonte pierre par pierre une cathédrale gothique occidentale pour la reconstruire sur son emplacement. Conscient des difficultés de l’entreprise, il lance une autre idée : "Qu’on nous donne quelques Madones de la Sixtine en dédommagement !" Estimant que plusieurs Raphaël ne suffiraient même pas à compenser la perte de l’église de Nereditsa, il jette son dévolu sur l’antique autel de Pergame du Musée de Berlin, une réparation plus équitable à ses yeux. La réunion se clôture avec l’adoption de sa proposition : l’Union soviétique devra s’emparer d’œuvres d’art en dédommagement de ses pertes de guerre.

Deux mois plus tard, un plan audacieux est arrêté : plutôt que de disperser les trésors des musées allemands dans les villes soviétiques ravagées par les nazis, on choisit de rassembler les œuvres à Moscou. Deux hommes en particulier rêvent de ce "TGM" : Serguei Merkourov, directeur du Musée Pouchkine, et Mikhail Khraptchenko, président du comité des arts du Conseil des commissaires du peuple. En mars 1944, ils écrivent à Molotov, alors numéro deux du gouvernement.

Leur projet prévoit la réunion de trois institutions moscovites : le Musée Pouchkine, le Musée d’art moderne occidental (qui abrite les peintures impressionnistes des collections Chtchoukine et Morozov) et le Musée de la culture orientale.

À cette collection impressionnante viendront s’ajouter les plus beaux chefs-d’œuvre pris aux musées de l’Allemagne nazie et de ses alliés. Comme ils l’expliquent à Molotov : "Les musées des pays de l’Axe regorgent de chefs-d’œuvre admirables que l’Union soviétique doit recevoir à titre de dédommagement."

Un emplacement spectaculaire est proposé pour ce Très Grand Musée. Staline envisageait en effet d’édifier un gigantesque Palais des Soviets, couronné d’une statue colossale de Lénine de quatre-vingts mètres de haut. Mikhail Merkourov, à qui la commande est attribuée, a une idée de génie : le "TGM" sera installé dans le Palais des Soviets, et une galerie de quarante-cinq mètres le reliera au Musée Pouchkine.

En attendant, la commission d’État extraordinaire créée par Staline pour recenser les dommages de guerre confie à Igor Grabar le soin de procéder au choix des trésors que le "TGM" se doit d’accueillir. Ce dernier charge un groupe d’experts d’établir la liste des principaux chefs-d’œuvre artistiques de l’Europe dont l’Armée rouge devra s’emparer. Son équipe étudie les catalogues des grands musées et opère sa sélection.

Elle choisit trente-cinq peintures au Kunsthistorisches Museum de Vienne, cinquante-deux à la Galerie nationale de Budapest. La Roumanie n’ayant pas grand-chose à offrir, un seul tableau est retenu, L’Adoration des Mages du Greco, propriété du roi. L’Italie pose un problème. Ses musées regorgent de chefs-d’œuvre, mais la chute de Mussolini l’année précédente rend la confiscation des trésors de la Péninsule problématique. Passant outre, Igor Grabar inscrit sur sa liste initiale des œuvres conservées à Venise, Florence, Rome et Naples.

Mais surtout, ce sont les musées allemands qui vont être la cible privilégiée des spécialistes soviétiques : la liste signale cent vingt-cinq peintures à la Alte Pinakothek de Munich, vingt-cinq tableaux au Museum der Bildenden Künste de Leipzig, des dizaines d’autres au Kaiser Friedrich Museum de Berlin et à la Gemäldegalerie de Dresde, ainsi qu’un nombre plus modeste d’œuvres à Augsbourg, Darmstadt, Francfort, Karlsruhe, Cassel, Oldenburg, Potsdam et Würzburg.

La liste définitive soumise par Igor Grabar au Comité central, le 26 février 1945, recense 1 745 chefs-d’œuvre. Outre les peintures, dessins et sculptures, l’inventaire comprend nombre d’œuvres antiques majeures ainsi que les plus beaux spécimens d’arts décoratifs. Tout a été estimé avec soin. La Madone Sixtine de Raphaël, par exemple, est évaluée à 2 millions de dollars. Dans l’inventaire final, les estimations s’échelonnent de 7,5 millions de dollars pour l’autel de Pergame à 200 dollars pour un poignard égyptien ancien. Le montant total atteint 70 587 200 dollars.

Nier l’existence du butin
La liste Grabar parvient au Comité central à point nommé : l’Armée rouge vient de lancer son offensive finale contre Berlin, et la capitulation du régime nazi est imminente. Des œuvres d’art commencent déjà à être expédiées par wagons de marchandises vers l’Union soviétique et, le 22 août 1945, les chefs-d’œuvre de Dresde, parmis lesquels figure la Madone Sixtine, arrivent à Moscou. Khraptchenko informe aussitôt Molotov de la bonne nouvelle et lui explique que la réu­nion des collections du Musée Pouchkine et de la Gemäldegalerie de Dresde "permettra de créer, à Moscou, un Musée d’art mondial aussi important que le Louvre, le British Museum ou l’Ermitage".

Autre envoi d’importance, l’autel de Pergame, dont la plus grande partie rejoint l’Ermitage à Leningrad, hormis quelques éléments qui aboutissent au Musée Pouchkine et que, dans un premier temps, on entrepose dehors. L’Armée rouge met la main sur de nombreux chefs-d’œuvre de la liste Grabar, principalement à Berlin et à Dresde.

D’autres pourtant lui échappent, notamment ceux des musées italiens et des zones d’occupation américaine, britannique et française en Allemagne. Néanmoins, elle rafle un nombre incroyable d’œuvres d’art : selon une estimation du ministère soviétique de la Culture, son butin se montait à la fin de la guerre à 2 614 874 pièces.

Mais contrairement à ce qui était prévu, ces trophées ne seront pas rassemblés au sein d’un "TGM" de l’art mondial, pas plus qu’ils ne seront envoyés dans les villes les plus dévastées : on se contentera de mettre le butin sous clé et d’en nier jusqu’à l’existence.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°15 du 1 juin 1995, avec le titre suivant : Staline rêvait d’un Très Grand Musée

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque