Les mésaventures de Oui-Oui, cadavre exquis

Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1995 - 1237 mots

\"À ce niveau extraordinaire de l’art, la littérature n’a bien entendu pas à se préoccuper de plaindre les opprimés ou maudire les oppresseurs\"
Vladimir Nabokov

Un ami français qui vit à New York m’a donné la clé de l’incroyable succès de la biographie d’Henri IV par François Bayrou, ministre de l’Éducation Nationale. Henri IV, me dit-il (l’ami d’Amérique, pas le ministre), c’est H.IV. Le sida, la nouvelle poule au pot des Français ! Explosion des tirages.

"Dépistage et préservage" remplace "labourage et pâturage" aux "deux mamelles dont la France est alimentée" de l’impayable Sully, père de la "paulette" – impôt qui a légalisé l’hérédité des charges ; tribut qui, aujourd’hui, "hérédise" les charges de l’égalité. Increvable paulette. Voilà sous vos yeux, en pleine lumière aveuglante, les lettres de feu d’une parabole dada bien lisible, si Dada pouvait être quelque chose de drôle et non un rituel fétichiste, une carte de parti, une fiche de police, un faux dieu. Ce n’est donc pas une histoire dada. Pourrait-elle encore vous faire rire ?

Dada est, si on l’entend bien, une maman qui vient de l’Est pour vous consoler et vous faire oublier, en deux temps (oui, oui), trois mouvements (seulement ?), un autre oui répété (trois fois au moins par une étrange femme : "..... et oui j’ai dit oui je veux bien Oui." au même moment à Zurich pour ouvrir (définitivement ?) l’accès de la quatrième dimension. Musique.

Joyce et Lénine
"Au café Odéon, où allait souvent Joyce, Lénine était un habitué et l’on dit qu’ils se rencontrèrent une fois"1. Et aussi : "Si en vérité, Tzara et Lénine se côtoient, et jouent même aux échecs, c’est sans s’identifier l’un l’autre."2 Dada ou pas ? Drôle de café en tout cas, où un habitué et un homme qui s’y rend souvent ne se rencontrent qu’une fois, et où Lénine et Tzara se frôlent aux échecs sans s’identifier. Le rapprochement de ces deux épisodes permet de conclure que Joyce et Lénine n’ont pas joué ensemble. Ils s’en sont tenus à l’énonciation de leur nom. Une fois. Peut-être. Alors, les rouges ou les blancs, petit joueur ?

Tzara – nous sommes en 1916, un an avant Octobre – choisit les blancs. Lénine sourit et donne une bonne leçon de stratégie. Oui, oui. Joyce, pendant ce temps, s’essaye à une autre tactique dans son coin de café. Il se préoccupe du "face-à-face constant des mots et des choses" : "Prenez par exemple le mot battlefield.

C’est un champ où la bataille fait rage. Quand la bataille est terminée et que le champ est couvert de sang, ce n’est plus un champ de bataille, c’est un champ de sang, un bloodfield." Joyce, l’air de rien, suit les parties et en grand stratège se concentre sur le sang plutôt que le champ, sur les mots plutôt que sur le Kulturkampf. S’il avait dû jouer Lénine, il aurait pris les rouges. Mais Lénine est déjà dans le train. Plombé.

Face à Tzara qui, ce soir là, sort de son match avec le Russe équipé de son Dada ("J’ai parlé avec l’homme le plus intéressant de notre temps"), Joyce entame une partie blind (le glaucome me donnait "les yeux gris d’Athéna", racontera-t-il à Sylvia Beach), celle qui oppose un corps en pleine révolution vocale à la révolution des corps en deux dimensions. Oui, oui.

Lénine est parti plaindre les opprimés et maudire les oppresseurs. Tzara s’apprête à maudire les opprimés et à plaindre les oppresseurs. Joyce n’en a cure : "Ce placide monsieur qui refuse l’État / Son salut aussi bien qu’au prolétariat / Mais crois que tout homme a bien assez réussi / Quand il descend le fleuve en canot bien à lui."

C’est bien lui, là sur sa coquille de noix au milieu du fleuve, serpentin du temps. Serpent time. Au cœur du temps, très recueilli (le "Introïbo ad altare Dei" du début d’Ulysse), très silencieux pour l’entendre. Le temps est un son sifflant, berçant le songe qu’est le monde. La clameur proche de la Première Guerre temporale. Le temps battant dans les tempes. "Mes tempes si choses".

Lénine s’est emparé de la philosophie, de l’économie, du gouvernement, des armées, des prisons. Soviet veut dire : tout le futur pour la Rabotchéié Diélo3.

Tzara, qui a perdu avec les blancs, veut prendre sa revanche sur le passé : "Abolition de la mémoire : DADA ; abolition de l’archéologie : DADA ; abolition des prophètes : DADA ; abolition du futur : DADA." Lénine et son utopie futuriste, ultime objectif dans le collimateur Tzara ? Non, plutôt répartition des tâches à Zurich, "sans s’identifier l’un l’autre" : moi, le futur et toi le passé, et puis moi, moi, le futur, sans futur quand j’aurai liquidé tout le passé. Tzara a gagné la guerre ? Oui, mais sans s’identifier l’un l’autre. Et donc, Lénine aussi. Marée montante du "sans nom".

L’électricité du vin blanc
Des penseurs profonds de la fin du vingtième siècle ont annoncé la fin des utopies. C’est bien vu, elles battent son plein. Leur plein, non ? Non, non, non, son plein. Ou plein son, si vous préférez. Le programme de Zurich est en cours d’application. Nous venons d’entrer dans la phase "futur sans futur" dont l’objectif véritable et secret est la destruction radicale du présent. Nous ne l’entendons pas encore clairement parce que nous sommes tenus, comme dit si bien Joyce, par "l’inéluctable mode du visible". Dada-Tzara, c’est Parménide, ce philosophe emporté par les cavales, revu et corrigé par  Gorgias, rectifié par Protagoras.

Le passé, c’est le passé. Tout devient. Au premier coup d’œil de la sur-veillance généralisée. Tzara : "J’étais avec des amis, je cherchais dans un dictionnaire un mot approprié aux sonorités de toutes les langues, il faisait presque nuit lorsqu’une main verte déposa sa laideur sur la page du Larousse – en indiquant d’une manière précise Dada." À qui appartient cette main laide et déjà vert-de-gris qui, depuis la nuit des temps, étend son ombre sur une page qui n’est pas encore écrite ? Joyce : "Nom de Dieu, Kinch, vous auriez tout de même pu vous mettre à genoux quand votre mère mourante vous l’a demandé. Je suis un animal à sang-froid comme vous. Mais penser que votre mère à son dernier soupir vous a supplié de vous agenouiller et de prier pour elle, et que vous avez refusé ! Il y a en vous quelque chose de démoniaque." Tzara : "Mon choix fut fait, j’allumai une cigarette et bus un café noir."

Tzara exhibe, à son corps défen­dant, un phénomène jusque-là occulté en partie : la désignation du cadavre du papa (dada) par une mère fardée de vert décomposé. Médusé par ce miroir, Tzara choisit de ne pas voir ce que pourtant il écrit, et toute l’affaire Dada s’ensuit. Cigarette et café noir. Joyce, lui ne croit que ce qu’il écrit.

Bourré de "l’électricité du vin blanc" –  ce qui vaut mieux que d’être bolchevique (les soviets plus l’électricité) –, Joyce observe, à Zurich, les complots en préparation des sectateurs de la substance "matricielle" qui ne cesse de nous compiler. Les notes de son rapport – notamment celles de la section "Mangeurs d’oubli" – ont été prises sur un coin de table, dans un café où… et… jouaient aux échecs.
Dadaïstes de tous les pays, lisez-le !

1 - Richard Ellmann, James Joyce, Gallimard, 1962.
2 - Marc Dachy, Dada et les dadaïsmes, Gallimard, 1994.
3 - Cause ouvrière

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°16 du 1 juillet 1995, avec le titre suivant : Les mésaventures de Oui-Oui, cadavre exquis

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