L’affaire du vrai-faux Poussin rebondit

Quelle marge de manœuvre reste-t-il aux musées ?

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1995 - 982 mots

Nouveau rebondissement dans l’affaire du vrai-faux Poussin. En confirmant que l’exportation du tableau ne constituait qu’une contravention et en accordant des circonstances atténuantes motivées à Philippe Bertin-Mourot, la cour d’appel de Versailles donne raison pour l’essentiel à l’ancien propriétaire du Poussin. Elle sanctionne indirectement les \"intentions masquées\" des experts.

VERSAILLES - En 1981, Philippe Bertin-Mourot exportait illégalement aux États-Unis et vendait pour 2,2 millions de dollars (13,8 millions de francs) au Cleveland Museum of Art La Madone à l’escalier, dite encore La Sainte Famille à l’escalier, que les musées français refusaient de considérer comme une œuvre authentique de Poussin. Pour ceux-ci, la toile était une copie, l’originale se trouvant à la National Gallery de Washington.

Depuis les rôles se sont inversés, le tableau de Cleveland est considéré comme le bon et celui de Wa­shing­ton comme la copie. Les deux œuvres, après avoir été confrontées une première fois en mai 1994 à Washington, ont été exposées au Grand Palais à l’automne dernier lors de la rétrospective Poussin. Après s’être déchirés pendant plusieurs années, le Louvre et Cleveland ont conclu un accord : La Sainte Famille à l’escalier sera prêtée au Louvre entre 1995 et 1998, l’an 2000 et 2002, 2004 et 2006…

Philippe Bertin-Mourot avait été poursuivi par les douanes pour exportation illicite et infraction à la législation des changes. La Cour de cassation, après avoir partiellement annulé l’arrêt de la cour d’appel de Paris, avait transmis l’affaire à la cour de Versailles qui a statué le 8 mai.

L’arrêt est conforme à l’orientation donnée en 1994 par la Cour de cassation. L’amende infligée à M. Bertin-Mourot pour exportation sans déclaration est fixée à 3 500 francs et la "confiscation en valeur" à 20 000 francs (à défaut de pouvoir confisquer l’œuvre elle-même, le code des douanes – art. 435 – prévoit de fixer une valeur de confiscation mise à la charge de l’exportateur). On est loin des 13,8 millions réclamés par les Douanes et des 5 millions alloués par la cour de Paris.

Les musées singulièrement démunis
En fait, la cour de Paris et la Cour de cassation ayant déjà "déblayé" en faveur de M. Bertin-Mourot la question de la responsabilité douanière, les juges de Versailles avaient à remettre la procédure en ordre et à trancher le problème de la valeur douanière du tableau au moment de son exportation.

Pour ce faire, les juges rappelaient les termes de l’article 435 du code des douanes : "Lorsque les objets susceptibles de confiscation n’ont pu être saisis… le tribunal prononce, pour tenir lieu de confiscation, la condamnation au paiement d’une somme égale à la valeur représentée par lesdits objets et calculée d’après le cours du marché intérieur à l’époque où la fraude a été commise".

En application de ce texte, la cour se livrait à une description de l’œuvre telle qu’elle aurait pu être faite en France au moment de son exportation, compte tenu des affirmations des autorités à l’époque. Au passage, la cour égratignait nommément les experts (Anthony Blunt et Pierre Rosenberg) et leurs "intentions masquées", et s’autorisait même une ellipse – sans doute ironique – en expliquant que, au moment de l’exportation, l’œuvre tirait sa valeur de ses caractéristiques (époque, dimensions, sujet) mais aussi du "débat valorisant dont elle était l’objet entre les propriétaires et les experts". In fine, les juges de Versailles évaluaient la valeur du tableau à 60 000 francs !

Le Tribunal correctionnel de Paris avait, lui, estimé l’œuvre à 600 000 francs et la Cour d’appel à 13,8 millions de francs : vanité des évaluations !

Même si les Douanes forment un pourvoi en cassation contre cet arrêt, la situation est désormais claire. Et comme dans l’affaire du Jardin à Auvers de Van Gogh, la jurisprudence, en sanctionnant à retardement les excès de pouvoir des musées, laisse ces derniers singulièrement démunis. Après avoir été découragés dans leurs velléités de classement par la lourde condamnation de l’État à la suite du classement du Jardin à Auvers, les conservateurs sont désormais invités à s’abstenir de manœuvres pour retenir les œuvres.

Au plan de la morale (mais peut-on en faire un usage exclusif dans ce genre d’affaires ?), rien à dire. Reste à savoir si en sanctionnant des excès on ne va pas en encourager d’autres. Il y a peu, un magazine appelait les vendeurs à se "rebiffer" en leur expliquant le mode d’emploi de l’affaire Van Gogh. Bientôt, on expliquera peut-être comment les propos d’un conservateur trop zélé ou "régalien" peuvent être exploités pour justifier la sortie à 60 000 francs d’un tableau valant 13,8 millions de francs.

On peut penser que les conservateurs français, déjà interdits d’expertise – et donc de plume – par leur statut, vont désormais devenir muets comme des carpes. Décidément, l’équilibre entre protection du patrimoine et respect du marché est difficile à trouver.

La mort de Bruno Pons

Bruno Pons, conseiller pour la recherche et les relations internationales à l’École nationale du patrimoine, est décédé le 7 juin à l’âge de quarante ans. Personnalité très attachante, doué d’une intelligence pétillante, Bruno Pons avait mené de front des études d’histoire de l’art et de médecine. Il était docteur en endocrinologie à la Pitié-Salpêtrière et avait été conservateur du Musée d’histoire de la médecine.
En histoire de l’art, sa spécialité était l’ornement. Sa thèse sur les sculpteurs ornemanistes parisiens et sur l’art décoratif des Bâtiments du roi a été couronnée du prix de la Fondation Cailleux. Elle a été publiée en 1986, avec le concours du J. Paul Getty Trust (Éditions Université de Strasbourg) sous le titre De Paris à Versailles, 1699 - 1736. Il étudiait en particulier les Period Rooms, cette recherche muséographique visant à rassembler des ensembles mobiliers dans leur décor d’origine.
Il avait collaboré à de nombreuses expositions organisées par la Ville de Paris entre 1979 et 1991, ainsi qu’au projet de l’Institut national d’histoire de l’art devant occuper les locaux de la rue de Richelieu.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°16 du 1 juillet 1995, avec le titre suivant : L’affaire du vrai-faux Poussin rebondit

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