Sauver le domaine d’Arkhangelskoïé

Le palais et les collections Ioussoupov maintenus sous un régime aberrant

Le Journal des Arts

Le 1 octobre 1995 - 1076 mots

Le château d’Arkhangelskoïé, situé à vingt kilomètres de Moscou, abrite des collections artistiques de valeur mondiale. Ces chefs-d’œuvre sont malheureusement placés sous la responsabilité d’un organisme bicéphale qui ne peut en garantir ni la conservation, ni la sécurité, selon V. Markova, conservateur au Musée Pouchkine. Elle dénonce ici la multiplication des vols et des actes de vandalisme infligés à l’un des derniers grands domaines nobiliaires russes du siècle dernier, fermé au public depuis 1986.

MOSCOU - Le 1er mai 1919, le palais Arkhangelskoïé, construit à la fin du XVIIIe siècle, fut ouvert au public en tant que musée, alors que beaucoup d’œuvres appartenant aux collections réunies par le prince Ious­soupov ne s’y trouvaient déjà plus : une bonne partie d’entre elles avaient été transférées au Musée historique, au Musée Roumiantsev, au Musée des beaux-arts (devenu le Musée Pouchkine), à l’Ermitage, etc.

Dès le début des années vingt, certaines œuvres en furent secrètement soustraites afin d’en tirer de l’argent au profit de "l’industrialisation" du pays. En 1928, l’ensemble du mobilier fut transféré au siège central de l’Armée Rouge. Les surfaces du musée furent alors réduites, une grande partie des bâtiments étant affectée à la Mostz­dravotdel (Section moscovite pour la protection de la santé publique) pour l’aménagement d’un sanatorium.

Puis, au début des années trente, la direction sanitaire du Kremlin entreprit la construction d’une maison de repos et de vacances, cédée par la suite au Commissariat populaire de la flotte militaire à l’intention des officiers supérieurs de l’Armée Rouge. Le 1er janvier 1934, le musée était placé par décret sous la juridiction du Commissariat de la flotte militaire, alors que la direction scientifique du musée et la conservation des collections restaient dévolues au Com­missariat populaire pour l’instruction.

Des actes de vandalisme
Ce partage des responsabilités caractérise, encore aujourd’hui, le statut pour le moins paradoxal du domaine-musée d’Arkhangelskoïé. En effet, les employés du musée, y compris les collaborateurs scientifiques, figurent dans l’organigramme de la maison de repos, placée sous juridiction militaire.

Ainsi a-t-on sanctionné juridiquement une aberration par laquelle des collections artistiques de valeur mondiale sont conservées par un organisme militaire et sanitaire, qui n’en garantit ni la conservation ni la sécurité. On voit se multiplier les actes de vandalisme, les vols et les dommages sur les statues du parc, l’église et les éléments architecturaux du palais et de sa colonnade.

Les travaux de restauration du domaine-musée d’Arkhangelskoïé ont commencé en 1986 mais, depuis, les conditions de conservation de l’ensemble n’ont cessé de se dégrader. Les délais de restauration se prolongent, et le travail effectué est loin d’être professionnel. Le programme des travaux, récemment approuvé par les militaires, n’est pas conforme à ce que préconise le musée. Ses fonctionnaires se sont maintes fois adressés, ces dernières années, aux plus hautes instances de l’État pour demander de l’aide, et ils ont alerté à plusieurs reprises les médias sur l’état désastreux du domaine et du musée, sans être entendus.

Une indifférence criminelle
Au cours du XXe siècle, de nombreux domaines caractéristiques de la culture russe ont été détruits. Ici, le processus se déroule sous nos yeux, tandis que le ministère russe de la Culture manifeste une indifférence criminelle pour le sort du palais et de ses collections. Dans ces conditions, il paraît urgent de demander à l’Unesco de prendre sous sa protection l’ensemble du domaine-musée d’Arkhangelskoïé.

Le prince Nikolaï Borissovitch Ioussoupov (1751-1831), richissime dignitaire, diplomate, collectionneur et amateur d’art passionné, a acquis le domaine d’Arkhan­gelskoïé en 1810. Le palais avait été édifié sur les plans de l’architecte français Charles de Hairne dans les années 1780-1790, et le parc réalisé selon le plan de l’architecte italien Giacomo Trombara.

Devenu directeur des théâtres impériaux et de l’Ermitage, le prince achetait pour la Cour tableaux, statues et pierres précieuses, sans jamais oublier d’enrichir ses propres collections. En 1820, un incendie ravageait le palais. Les fresques, les tableaux, les sculptures et le mobilier n’en sont pas sortis indemnes, mais l’essentiel a pourtant été sauvé, et l’intérieur restauré en style Empire, selon le goût prédominant de l’époque. Depuis lors, le palais est resté inchangé.

Le salon Hubert Robert encore intact
L’aménagement intérieur des pièces du palais a été entièrement organisé en fonction des œuvres picturales. L’exceptionnel ensemble d’œuvres occidentales a suscité depuis ses origines l’admiration des visiteurs du palais. Dès 1820, la collection de tableaux du prince Ioussoupov était considérée comme l’une des plus riches collections privées d’Europe. Elle comporte des œuvres françaises, italiennes et hollandaises du XVIIe au XIXe siècle.

Au nombre des salles les plus intéressantes : la salle ovale, la salle impériale avec les portraits des empereurs, et la chambre à coucher dite "de la duchesse de Courlande", contiguë à une pièce où sont exposées des toiles d’Hubert Robert. Cette salle a été spécialement construite pour recevoir les tableaux, et dès le début du siècle dernier, le salon Hubert Robert d’Arkhangelskoïé était considéré comme un des plus beaux ensembles décoratifs de Russie. Sa valeur est encore plus grande aujourd’hui, presque tous les ensembles décoratifs d’Hubert Robert ayant été détruits, en France comme en Russie.

L’une des grandes salles du palais est dévolue à deux importantes toiles, installées vers 1927, traditionnellement attribuée à Giam­battista Tiepolo, mais plus certainement l’œuvre de son atelier. Ces toiles, la Rencontre d’Antoine et de Cléopâtre (1747) et le Festin de Cléopâtre, sont actuellement en cours de restauration. Dans le cabinet du prince, situé à l’extrémité de l’enfilade des pièces du palais, se trouvent quelques œuvres des maîtres de l’école russe, dont un grand tableau de F. Alexeïev, Vue de la forteresse Pierre-et-Paul et des palais sur les quais de Saint-Pétersbourg.

Le domaine d’Arkhangelskoïé est depuis toujours renommé pour sa bibliothèque, riche de seize mille volumes. De nombreux livres sortent des imprimeries les plus fameuses d’Europe, dont celles d’Aldo Manuce ou de Bodoni, à Parme, d’où provient une édition de la Jérusalem délivrée du Tasse datant de 1794. À l’extérieur, deux cents sculptures en marbre, œuvres de maîtres italiens des XVIIIe-XIXe siècles, sont disséminées dans le parc, parmi lesquelles de magnifiques copies de chefs-d’œuvre classiques.

La partie occidentale comporte de nombreux monuments architecturaux, en particulier le petit palais du "Caprice" et le pavillon appelé "Maison du T", qui abrite une bibliothèque. Enfin, un admirable théâtre a été réalisé sur les plans de Giuseppe Bove et de Pietro Gonzaga. Cet édifice en bois de deux étages conserve aujourd’hui dix décors amovibles et le rideau de scène réalisés par Pietro di Gottardo Gonzaga (1751-1831), dont les décors faisaient l’orgueil des meilleurs théâtres européens.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°18 du 1 octobre 1995, avec le titre suivant : Sauver le domaine d’Arkhangelskoïé

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