Ventes aux enchères

Une nouvelle affaire Poussin : "La fuite en Égypte"

Propriétaires et experts s’affrontent autour de deux versions du tableau

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 1 octobre 1995 - 1145 mots

Sur fond de désaccords entre experts, une nouvelle bataille juridique agite le monde "poussinesque" et celui du marché de l’art. L’ancienne propriétaire de La fuite en Égypte, adjugé 1,6 million de francs en 1986 comme "de l’atelier de Nicolas Poussin", demande aujourd’hui l’annulation de la vente aux enchères et la restitution de son tableau, convaincue que celui-ci est l’original, ou 40 millions de francs de dommages-intérêts.

PARIS - Tout d’abord un tableau, dont l’existence est connue par des gravures, mais qui est considéré comme perdu, puis une toile qui apparaît dans une vente aux enchères alors qu’une autre est considérée comme la version originale, des experts qui s’opposent, des marchands qui risquent tout pour défendre leur tableau, des conservateurs de musée qui ont leur propre vérité et qui veulent enrichir les collections publiques au meilleur prix, et enfin, aujourd’hui, un premier propriétaire qui s’estime lésé : tous les ingrédients et tous les personnages sont réunis pour une troisième affaire Poussin.

Le 2 mars 1986, Me Olivier Perrin met en vente à Versailles une huile sur toile, La fuite en Égypte, cataloguée "atelier de Nicolas Poussin" .
Le catalogue précise que "la composition est connue par plusieurs gravures, dont la plus ancienne par Pietro Del Po".

Il indique également que "dans un article du Burlington Magazine d’avril 1982, Anthony Blunt a publié un tableau, actuellement dans une collection suisse, qu’il pense être le tableau original par Nicolas Poussin". Pour l’expert de la vente, Jacques Kantor, qui a fait nettoyer deux petites "fenêtres" sur la toile (97 x 133 cm), le tableau mis aux enchères ne peut pas être le vrai Poussin. La "réquisition de vente" signée par la propriétaire Mme B. était très claire : l’étude des commissaires-priseurs devait "déceler l’origine de ce tableau et établir s’il est de l’atelier de Nicolas Poussin ou du peintre lui-même".

"Je n’étais pas sûr de moi"
Grand spécialiste de Poussin et aujourd’hui président du Louvre, Pierre Rosenberg se rend à Versailles pour voir le tableau : "Il était accroché très haut, il était sale, je n’étais pas sûr de moi, affirme-t-il au JdA. Les Musées de France ne préemptent pas la toile. "Il faut dire que l’affaire de l’Olympos et Marsyas (lire encadré) n’était pas très encourageante", se défend Pierre Rosenberg.

Les frères Richard et Robert Pardo, propriétaires d’une galerie boulevard Haussmann, eux, se risquent : "Nous avons agi par passion pour la peinture, nous avons regardé le tableau, et nous y avons cru, raconte Robert Pardo au JdA. La fuite en Égypte leur est adjugée 1,6 million de francs : "À ce prix, nous avons pris un grand risque, car celui-ci dépassait largement celui d’une réplique", ajoute le marchand.

Les Pardo font nettoyer complètement le tableau. L’opération ne fait qu’accroître leur conviction qu’ils ont bel et bien acheté un Poussin. Les deux frères se lancent alors dans une bataille pour "faire connaître au monde entier" leur chef-d’œuvre et le vendre. Du 16 mai au 30 juin 1989, ils organisent une grande exposition dans leur galerie, où le tableau est présenté comme étant de la main de Nicolas Poussin (1594-1665), peint pour son ami Jacques Serisier en 1658.

Coup de théâtre
"Une composition identique, de plus petit format, publiée tardivement par A. Blunt, n’a pas réussi à s’imposer et correspond à l’évidence à une copie ancienne", indique cette fois le catalogue. Mais c’est l’échec. Ni le public, ni la presse, et encore moins les acheteurs ne sont au rendez-vous. Des offres de musées ne se concrétisent pas. La galerie Pardo est dissoute le 30 octobre 1990. "Quand vous achetez un tableau comme celui-là, c’est votre vie qui change", confie, amer, Robert Pardo.

La même année, un spécialiste du XVIIe, Alain Mérot, observe prudemment dans son Poussin (Éditions Hazan) "que deux versions, récemment réapparues, prétendent au statut d’original (...). Aucune n’a fait l’unanimité de la critique".

Coup de théâtre, en août 1994 : Jacques Thuillier, professeur au Collège de France et autre autorité "poussinesque", prend position dans La Revue de l’art. "Il est clair" que le tableau passé en vente à Versailles est l’original, écrit-il. Il est tout aussi catégorique dans son Poussin, publié chez Flammarion à l’occasion de la rétrospective Poussin l’an dernier au Grand Palais. Il réfute la thèse d’Anthony Blunt et souligne que "la facture correspond entièrement à celle des dernières années de Poussin".

Entre-temps, "l’autre" Poussin, le tableau reconnu par Blunt, a quitté sa collection suisse pour être vendu à Barbara Piasecka Johnson, d’origine polonaise et veuve d’un industriel américain ayant fait fortune dans la pharmacie. La bataille d’experts s’amplifie, oppose Français et Anglo-Saxons, comme souvent à propos de Poussin. Denis Mahon défend la version américaine. Lors du colloque Poussin, organisé pendant la rétrospective au Grand Palais, Hugh Brigstocke partage cette analyse.

Il reste deux Poussin importants en mains privées en France
Pierre Rosenberg relève dans la préface du catalogue de la rétrospective, dont il était le commissaire, "qu’il reste, à notre connaissance, deux Poussin importants en France. Nous nous sentirions gratifiés de nos efforts s’ils entraient prochainement dans les collections nationales". Son texte est illustré par une reproduction de la version des Pardo, légendée comme "Nicolas Poussin, La fuite en Égypte, Paris, collection particulière". Le tableau – absent de l’exposition – est donc reproduit comme authentique. On le retrouve en page 474 du même catalogue, mais avec cette fois une autre provenance : "Paris, commerce d’art"…

Pourquoi la prudence de 1986 ne s’est-elle pas transformée en achat après l’article de Jacques Thuillier ? Les Musées de France ne souhaitent pas aujourd’hui en dire plus. Pierre Rosenberg a reconnu lui-même, dans un entretien accordé au JdA (n° 7, octobre 1994) : "Il y a des tableaux que j’ai moi-même longtemps considérés comme des copies. Je pense à l’Achille parmi les filles de Lycomède de Richmond, que j’ai publié comme copie en 1982. Je l’ai revu il y a plus d’un an en cours de restauration, et je suis convaincu que cette version est l’original de Poussin."

"La jurisprudence est bien établie"
Aujourd’hui, Mme B., par le biais de son avocat Me William Bourdon, a assigné devant le tribunal de grande instance de Paris les parties prenantes à la vente de 1986. Elle réclame la nullité de la vente, la restitution du tableau ou 40 millions de francs de dommages-intérêts à la Société civile professionnelle Perrin, Royere, Lajeunesse, et à l’expert Jacques Kantor. "La jurisprudence est bien établie, affirme Me William Bourdon. L’erreur sur les qualités substantielles du tableau doit conduire à la nullité de la vente et à la restitution du tableau". "J’ai rempli mes obligations de moyens en tant que commissaire-priseur en faisant appel à un expert", rétorque de son côté Me Olivier Perrin. Quant à l’expert, Jacques Kantor, il souligne "qu’il faut se reporter aux connaissances au moment de la vente : l’original avait été publié par Blunt". Le procès devrait débuter l’an prochain.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°18 du 1 octobre 1995, avec le titre suivant : Une nouvelle affaire Poussin : "La fuite en Égypte"

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