Le Getty prend ses distances avec le marché des antiquités

Le Dr. Marion True expose la nouvelle politique du musée

Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1995 - 1343 mots

Jusqu’ici acheteur très actif dans le domaine des antiquités, à l’image de son défunt fondateur J. Paul Getty, le Getty Museum n’achètera désormais que des pièces dont la provenance sera dûment attestée : une façon d’exclure automatiquement la plupart des objets actuellement présents sur le marché. Dans un entretien accordé à notre partenaire éditorial, The Art Newspaper, le Dr. Marion True, conservateur du département des Antiquités, précise que cette nouvelle politique s’appliquera \"de la même façon, aux acquisitions, aux prêts, aux dons et aux expositions\". Elle donne également les raisons de ce changement de cap, brosse les orientations futures du département dont elle a la charge, et livre son sentiment sur la situation du patrimoine archéologique mondial.

LOS ANGELES - Par le passé, le Getty Museum s’est attiré les foudres de l’opinion internationale à l’occasion de deux acquisitions controversées : tout d’abord, un kouros acheté par l’ancien conservateur du département des Antiquités, le Tchèque Jiri Frel, et considéré d’une manière générale comme un faux fabriqué en Italie.

Même si cette assertion n’est pas démontrée, une chose est certaine : les documents relatifs à la vente relevaient de la plus pure fantaisie. Puis, en 1988, une statue d’Aphrodite provenant de Grande Grèce, dont l’achat par l’actuel conservateur, le Dr. Marion True, a soulevé de multiples questions parmi les archéologues et les journalistes italiens, qui la soupçonnent de provenir de fouilles clandestines en Sicile.

Provenance dûment certifiée
Au début de ses activités au Getty Museum, Marion True avait instauré une procédure de vérification systématique préalable à toute acquisition. Toutes les institutions du pays d’origine étaient contactées afin de savoir si la pièce en question n’avait pas été volée, ou si elle ne provenait pas d’une fouille illégale.

Mais ce principe revenait à supposer que les gouvernements du monde entier étaient au courant de toutes les fouilles clandestines faites sur leur propre territoire ! La nouvelle politique du musée reconnaît implicitement le contraire comme étant le plus vraisemblable et postule, à l’opposé, que la plupart des objets sans provenance dûment certifiée ont été fouillés et/ou exportés illégalement.

Cette décision aligne la position du Getty Museum sur celle des grands musées européens, qui ont pour principe, depuis des décennies, de ne pas acheter ou exposer d’objets dépourvus de provenance établie. Elle contraste en revanche avec la boulimie d’acquisitions qui caractérise certains musées américains tels que, par exemple, le Metropolitan Museum, mais a néanmoins des chances de faire jurisprudence auprès d’autres institutions du pays.

Cette résolution est enfin la traduction d’une cohérence accrue entre le musée et les différentes institutions du Getty Trust, notamment avec le Conservation Institute et le Center for Huma­nities, afin que les objectifs de celui-ci ne soient plus en contradiction avec ceux-là.

Lorsque le nouveau J. Paul Getty Museum ouvrira ses portes au sein du futur Getty Center, en 1997 (lire le JdA n° 16, juillet-août 1995), le musée de Malibu – réplique moderne de la Villa des Papyri de Pompéi – fermera ses portes jusqu’à l’an 2000 pour être transformé en centre consacré à une "meilleure compréhension de l’archéologie comparative et de la culture".

La collection de 30 000 antiquités grecques et romaines continuera d’y être présentée et sera complétée par des expositions temporaires sur l’art et la culture d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, du Moyen-Orient et d’Europe orientale – avec des objets dont la provenance sera dûment établie.

Que voulez-vous dire exactement en déclarant que le Getty Mu­seum n’achètera désormais que des antiquités dont la provenance sera attestée ?
Dr. Marion True : Nous voulons acquérir, à l’avenir, des objets dont la provenance est incontestable. Par le passé, certains vendeurs nous ont communiqué de faux renseignements : l’affaire du kouros nous a appris à ne pas se fier aux documents. Pour éviter ce genre de falsification, nous pensions qu’il était préférable de s’adresser directement aux gouvernements des pays concernés, afin de vérifier si l’objet n’avait pas été volé.

Lorsque le gouvernement nous transmettait une réclamation justifiée, nous l’honorions systématiquement, si tardive que fût la date de la demande par rapport à l’achat. Dorénavant, nous n’envisagerons d’acheter des objets que s’ils proviennent de collections internationalement connues, de façon à ne plus être confrontés à ce genre de problèmes. Par exemple, si une pièce de la collection Hunt se présentait, cela ne nous poserait aucun problème puisque ces objets ont depuis longtemps fait l’objet de publications.

Cela implique-t-il la fin des acquisitions pour le département des Antiquités du Getty Museum ?
Non, mais nous achèterons certainement beaucoup moins. L’essentiel de nos ressources va être déployé dans d’autres activités, avec nos partenaires du Getty Trust. Nous allons développer nos programmes de conservation avec l’étranger, ce qui, nous l’espérons, devrait nous valoir des prêts d’œuvres pour étude et exposition.

Pourquoi ce changement de politique ?
Certains des objectifs du musée semblaient contredire ce que le Getty Trust essaye d’effectuer dans le domaine de la conservation au niveau international. Il n’y a aucun intérêt, par exemple, à ce que j’acquière une pièce si cela risque de nuire à mes collègues qui essayent, au même moment, d’établir des relations de travail avec les pays dotés d’un riche patrimoine archéologique. Il est devenu clair que nous sommes de plus en plus impliqués dans les programmes de conservation, de sorte qu’il était logique, pour nous, d’harmoniser nos objectifs.

Cela signifie-t-il que vous allez vous intéresser en priorité aux sites archéologiques plutôt qu’à l’accroissement de vos collections ?
En effet. C’est pourquoi nous avons organisé, au mois de mai, ce grand colloque itinérant sur la protection des sites archéologiques du bassin méditerranéen, avec des archéologues, des conservateurs et des fonctionnaires de tous les pays concernés (lire le JdA n° 18, octobre 1995). Cette évolution se révèle positive, puisque certains gouvernements ont proposé de nous prêter des pièces mises au jour à l’occasion de fouilles officielles. Nous sommes en pourparlers avec la Tunisie, le Liban et Israël pour d’éventuelles expositions.

Les critiques soulevées par l’exposition de la collection Fleischman (lire le Parti pris de Ricardo Elia, "Les collectionneurs sont les véritables pillards", dans le JdA n° 10, janvier 1995) ont-elles influencé votre décision d’arrêter l’acquisition de pièces sans provenance sûre ?
Non. Il y a eu des critiques, comme pour toutes les expositions de collections privées, mais moins nombreuses que je ne le craignais. L’article de Ricardo Elia était prévisible. J’ai toujours pensé que, concernant les antiquités, le meilleur moyen de les sauver, de les reconnaître et au besoin de les rapatrier, était de les exposer.

Pensez-vous que le patrimoine archéologique mondial soit aujourd’hui menacé ?
Oui. Les possibilités de voyages et l’intérêt pour les sites archéologiques n’ont jamais été aussi grands. Le problème est que les ressources des pays riches en patrimoine archéologique sont limitées. Songez au nombre de sites que les gouvernements grec, italien ou turc ont à surveiller. De plus, trop de fouilles sont engagées sans que l’on ait pris, au préalable, le soin d’étudier les possibilités matérielles de les poursuivre. Un moratoire général sur les fouilles ne serait pas une mauvaise chose. Je pense, en outre, que le comblement des sites, une fois qu’ils ont été fouillés, serait une excellente procédure, trop peu souvent utilisée.

Faut-il utiliser les ressources des pays les plus riches pour aider certains pays à protéger leurs sites ?
Le projet de la Communauté européenne pour la restauration de l’Acropole est une excellente chose, et il devrait y avoir davantage d’efforts de ce type. Je n’ai jamais rien vu d’aussi professionnel dans le traitement d’un programme. À une échelle plus réduite, j’aimerais que les fonds qui devaient être affectés par le Getty aux acquisitions soient redéployés vers des programmes de conservation, d’éducation archéologique et de formation des conservateurs.

Que peut-on faire contre le commerce croissant des objets provenant de fouilles clandestines ? Il y a de plus en plus d’acheteurs privés. Un commerce contrôlé et licite est-il possible ?
Laissez-moi souligner le rôle fondamental joué par les collectionneurs privés à travers les siècles. Ils ont jeté les bases des collections muséographiques : le catalogage et l’étude systématique du matériel archéologique ont commencé avec les collections privées. Je veux croire à la possibilité d’un marché licite.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°20 du 1 décembre 1995, avec le titre suivant : Le Getty prend ses distances avec le marché des antiquités

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