Photographier l’irrationnel

Frederick Sommer à la galerie Françoise Paviot

Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1995 - 455 mots

À 90 ans, Frederick Sommer est un photographe américain peu connu, mais cependant reconnu comme un maître inclassable. À l’opposé de la tradition dominante issue de Stieglitz, isolé depuis 60 ans dans l’Arizona, il est une référence dont seraient issus aussi bien Witkin que Fontcuberta.

PARIS - L’exposition de la galerie Françoise Paviot est à cet égard essentielle : un vieux monsieur marginal nous fait sortir de la sempiternelle rationalité photographique.

Il serait trop facile de voir du surréalisme dans cette disparate, car si Sommer est adepte de la poésie, il est aussi admirateur de Paracelse, familier de la physique, des mathématiques et de la musique. Il est difficile de décrire une photographie de Sommer, aussi difficile que de décrire une expérience de physique : décomposition de la lumière, cristallisation, aimantation, interférences lumineuses, ondes sonores. Car chaque photographie est de cet ordre, même si au premier abord, il semble qu’on ait simplement posé une jambe artificielle délabrée contre un mur. Il ne faudrait pas non plus s’arrêter au caractère répulsif de certains sujets (tête et entrailles de poulets, cadavres d’animaux, objets orthopédiques).

La photographie est un plan unique dans lequel se nouent des relations, se confrontent des matières naturelles, comme pour atteindre l’étrangeté qui résultera de l’expérimentation. Un lapin mort et décomposé dans le désert se retrouve avec un corps d’oiseau (Jack Rabbit, 1946) ; des cadavres de coyottes semblent ricaner et se défier les uns les autres (1945) ; des personnages conversent in extremis dans la dégradation d’un papier peint (Vénus, Jupiter et Mars, 1949).

Il y a beaucoup de murs ou de parois chez Sommer, partitions qui reçoivent comme des accidents de la nature, des aberrations de la physique : le portrait de Max Ernst (1946) résulte d’une superposition d’un mur délavé et de son buste nu devant une construction de planches, mais rien n’est au hasard (le niveau des yeux… ). Les vues de la nature, sans modification, sont aussi des "all over" frontaux, champs indifférenciés de micro-variations : les milliers de cactus de l’Arizona ou le tas de bouteilles cassées (1943). Sommer déchire, recolle, superpose, attaque, rafistole, mais avec une suprême minutie scientifique, posant comme principe d’action la "coïncidence" de la science et de l’art dans leurs structures respectives.

Il faut voir ces images, en analyser des yeux la texture, pour y découvrir une bio-physique en action derrière le sujet apparent : "II n’y a pas d’imagination, pas d’élan chimérique, qui ne soit ancré dans la réalité". La photographie, chez Sommer, est une technologie appliquée à une physique de la nature.

Frederick Sommer, Galerie Françoise Paviot, 57, rue Saint-Anne 75002 Paris, jusqu’au 20 décembre, du mardi au samedi, de 14h30 à 18h30. Tirages originaux de 75 000 à 125 000 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°20 du 1 décembre 1995, avec le titre suivant : Photographier l’irrationnel

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