Le trouble d’une beauté insensée

À Charleroi, la célèbre collection Prinzhorn

Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1995 - 690 mots

Le Palais des beaux-arts de Charleroi accueille une infime partie, mais combien éloquente, de la célèbre collection Prinzhorn conservée à la clinique psychiatrique de l’université d’Heidelberg. Un parcours réfléchi en quête d’une \"beauté insensée\".

CHARLEROI - 1919-1921 : deux ans de travail acharné ont permis au docteur Hans Prinzhorn, directeur du service de psychiatrie de la clinique universitaire d’Heidelberg, de réunir un ensemble de manuscrits, dessins, peintures et objets créés par les patients de son département. À ce noyau, Prinzhorn a adjoint des ensembles constitués dans d’autres établissements depuis 1890. La collection continuera de s’étoffer pour compter, vers 1930, quelque 6 000 objets.

La présentation proposée aujourd’hui ne comprend que 300 numéros environ. Le choix tend sans doute à souligner la valeur artistique – pour ne pas dire esthétique – d’une collection à l’origine ambiguë. Prinzhorn a en effet regroupé ces pièces à la fois pour leur valeur documentaire et scientifique et pour une "certaine" qualité esthétique que le psychiatre, par ailleurs historien de l’art, leur reconnaissait. Ainsi, le médecin s’est-t-il d’abord intéressé exclusivement aux peintures et dessins. Il agissait ainsi en regard de catégories qui ne sont pas celles de la clinique mais de l’académie. La conception de son musée de l’"art pathologique" devait conduire Prinzhorn à publier à Berlin, en 1922, un ouvrage désormais classique en la matière : Expressions de la folie.

Les organisateurs de l’exposition proposent, dans une présentation claire et didactique, un choix intéressant de pièces qui témoignent du seuil ténu séparant la création de l’aliénation. Face aux dessins ou aux peintures comme en présence des objets, on ressent la puissance d’expression de ces créations totalement fermées au monde extérieur. Sourds au poids des traditions, les Johann Knopf et autres Josef Forster nous livrent leurs dessins sans offrir de prise aux influences ou à l’air du temps. Il n’est pas question ici d’art brut, mais de travaux nés de l’imagination d’hommes et de femmes qui, après avoir vécu une existence "normale", dérapent pour une raison ou une autre, dans ce qu’on nomme généralement la folie.

Tantôt sensuelles, tantôt violentes
Est-ce pour autant de l’art ? Y a-t-il création alors qu’aucune intention n’apparaît formulée ? Peut-on ériger en œuvre ce qui ne repose sur aucun projet, sur aucune recher­che ? Parler d’abstraction, comme le fait Inge Jádi dans le catalogue, me semble un abus de terminologie qui vide en grande partie le concept de sa vérité historique. Mais, par ailleurs, peut-on rester aveugle devant ces images qui s’affirment abouties et définitives ? L’exposition n’a pas à offrir de réponse. On saura gré aux organisateurs d’avoir opté pour un très beau titre qui ne tranche pas en la matière. La beauté est au rendez-vous, et même si son origine reste insensée, on ne peut nier le trouble que suscitent des pièces tantôt sensuelles, tantôt violentes.

À admirer ces jets déraisonnés – sans doute abusivement présentés aujourd’hui comme des œuvres à part entière, avec leurs socles et leurs cadres –, on découvre un savoir-faire qui déroutera ceux qui nient à cette production le statut de création. On sent en fait un investissement profond dans le travail, dans le passage à l’acte, comme s’il s’agissait d’exprimer quelque chose d’essentiel dans la matière même qui accueille ces messages sans clés. Le spectateur se détache rapidement des sujets représentés pour chercher à comprendre la signification intime de ces œuvres.

Les pièces exposées apparaîtront comme autant d’annonces de ce que l’art du XXe siècle a exploré, du geste délié au signe solitaire, de la frénésie à l’immobilité. Le nazisme avait visé juste en parlant "d’art dégénéré", sans pouvoir accepter cette dégénérescence comme sans doute l’expression même de la condition humaine. Car si cette beauté tient de l’insensé, n’est-ce pas simplement parce qu’à sonder le puits de la connaissance de soi, on finit par y basculer ?

-LA BEAUTÉ INSENSÉE, au Palais des beaux-arts de Charleroi jusqu’au 28 janvier (mais fermée du 18 décembre au 8 janvier), tous les jours de 10h à 18h sauf le lundi. Info : 71 30 15 97. Entrée de 170 à 70 FB. Catalogue en français de 444 p., 300 ill. dont 170 en couleurs, 1 400 FB.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°20 du 1 décembre 1995, avec le titre suivant : Le trouble d’une beauté insensée

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