La National Gallery pour le meilleur et pour le pire

Déclassifiées au bout de trente ans, les archives du musée londonien apportent leur lot de révélations

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 février 1996 - 1433 mots

Les archives de la National Gallery de Londres font partie des documents officiels britanniques, au même titre que les archives du gouvernement, et sont à ce titre tenues secrètes pendant trente ans. Le contenu des archives du musée pour l’année 1965 nous apprend pourquoi un achat effectué il y a trente ans – Les grandes baigneuses – permet aujourd’hui à Londres d’accueillir la rétrospective Cézanne, comment le Portrait d’un jeune garçon par Rembrandt a échappé à la National Gallery en dépit des propositions alléchantes qui lui étaient faites, dans quelles conditions le musée a acquis cinq Tiepolo vendus par l’ambassade d’Égypte, et surtout, comment un homme a été condamné pour le vol d’un Goya qu’il n’avait probablement pas commis…

Les archives de la National Gallery attestent du rôle crucial joué par l’administrateur Henry Moore lors de l’acquisition des Grandes baigneuses, qui appartenaient au collectionneur français Auguste Pellerin. Le sculpteur avait su convaincre les administrateurs que le tableau "correspondait à la phase monumentale de l’œuvre de Cézanne, au cours de laquelle son travail pouvait être comparé à celui des maîtres anciens", tout en les avertissant qu’André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, refuserait peut-être le certificat d’exportation. Ce ne fut pas le cas.

Pour pouvoir s’acquitter des 475 000 livres demandées, la National Gallery avait bénéficié de la générosité du promoteur immobilier Max Rayne, qui apporta 225 000 livres. Le montant de cette donation, la plus importante jamais faite au musée, n’avait pas été rendu public à l’époque. Le gouvernement accorda une subvention exceptionnelle de 125 000 livres, et le musée prit une somme équivalente sur son budget d’acquisition.

Le directeur de la Tate Gallery, Nick Serota, a récemment déclaré que ce chef-d’œuvre, prêté par la National Gallery, avait joué un rôle déterminant pour la venue de la rétrospective Cézanne à Londres : "Il y a trente ans, a-t-il expliqué, on s’est indigné de voir dépenser tant d’argent pour Les grandes Baigneuses, et c’est pourtant grâce à ce tableau que nous pouvons aujourd’hui accueillir l’exposition Cézanne."

Des Tiepolo inconnus
Le plafond de l’ambassade d’Égypte, à Bure House, s’ornait autrefois d’une peinture – Allégorie avec Vénus et le Temps  – et de quatre grisailles de Tiepolo, dont l’existence, connue de la National Gallery, ne fut révélée qu’en 1965. Le 7 janvier 1965, Lord Robbins, président du musée, signalait au conseil d’administration la nécessité de surveiller attentivement l’évolution de la situation en Égypte car, selon lui, la crise monétaire qui menaçait d’y éclater pouvait conduire l’ambassade à vendre ces précieuses peintures. Le conseil d’administration donnait alors pouvoir au directeur du musée, Philip Hendy, afin qu’il rencontre les Égyptiens à ce sujet. Celui-ci devait ensuite confier en privé : "L’ambassadeur m’a déclaré qu’ils n’avaient pas l’intention de vendre les Tiepolo pour le moment, mais qu’il me préviendrait dans le cas contraire." Ce qui fut fait quatre ans plus tard, lors la mise en vente des peintures chez Christie’s, et la National Gallery put alors acquérir cinq œuvres.

Un Rembrandt échappe à la National Gallery
Le Portrait de Titus, par Rembrandt, fut mis en vente chez Christie’s le 19 mars 1965, par Lady Brends Cook. Ce tableau était en Grande-Bretagne depuis plus de deux siècles, et la National Gallery avait déjà tenté par trois fois de l’acquérir : en 1929, 1935 et 1943. Philip Hendy et ses collègues avaient des avis divergents sur l’opportunité de cette acquisition. D’après le directeur, "il ne s’agit probablement pas de Titus, au vu de la datation stylistique. Il n’est pas achevé, à l’exception de la tête et du chapeau. Il est très sale, et les résultats obtenus lorsqu’on nettoie un tableau inachevé sont parfois décevants. Toutefois, nous ne possédons pas de portrait d’enfant par Rembrandt. Celui-ci est beau et devrait être bien accueilli par le public." Hendy concluait en suggérant "que le conseil ait l’air de s’en désintéresser, étant bien entendu qu’il aimerait l’acquérir, mais pas à un prix exorbitant."

Le 19 mars, le Rembrandt était adjugé 760 000 guinées, la plus forte somme jamais obtenue pour la vente d’un tableau à Londres. La vente aux enchères fut troublée par un événement surprenant. Le collectionneur américain Norton Simon, présent dans la salle, parut un moment cesser d’enchérir, puis intervint après que le marteau fut tombé. Il prétendit alors avoir passé un accord avec Christie’s, selon lequel il lui suffisait de rester debout pour indiquer qu’il renchérissait. Les enchères reprirent donc, et le tableau lui fut finalement adjugé.

Mais le 7 avril, une lettre était adressée à Lord Cottesloe, président du Comité d’exportation, qui proposait l’accord suivant : M. X, l’acheteur contre­carré lors de la vente, souhaitait acquérir le tableau pour le prix offert par Norton Simon. En retour, il s’engageait à prêter le tableau à la National Gallery six mois par an, pendant trente-cinq ans. En l’an 2000 donc, la National Gallery aurait pu acquérir le Rembrandt selon des conditions précisées par contrat. Le 8 avril, Lord Robbins déclarait devant le conseil d’administration : "Cette offre paraît être à première vue une merveilleuse occasion d’avoir la jouissance du tableau durant une période de temps considérable." Mais, ajoutait-il, "l’identité de M. X sera tôt ou tard découverte" et l’on pensera alors que la National Gallery "a voulu utiliser le système de contrôle à l’exportation pour en faire bénéficier un étranger aux dépens d’un autre". Les administrateurs décidèrent donc, à regret, qu’ils ne pouvaient accepter la proposition de M. X.

Les procès-verbaux du conseil d’administration, jusqu’alors inaccessibles, ne faisaient pas allusion à l’identité de M. X. Celle-ci est fournie par les délibérations originales, déclassifiées aujourd’hui : le nom cité est celui de "A. Niarchos". En dépit de l’initiale, il s’agit sans doute de Stavros Niarchos, aucun autre membre de la famille ne portant un prénom commençant par un A et l’armateur grec étant à l’époque l’un des rares collectionneurs disposant des moyens d’acheter le tableau à un prix record.

Le vol du Goya : un innocent est-il allé en prison ?
Après l’émotion suscitée par le départ du tableau pour les États-Unis, Norton Simon faisait à son tour une proposition étonnante. Le 21 avril, un communiqué annonçait que le collectionneur américain souhaitait aider la National Gallery à acquérir le tableau. Il proposait de prêter le tableau au musée durant deux mois, le temps de lancer une souscription publique. Norton Simon s’engageait même à offrir 50 000 livres, le reste de la somme devant être apporté par la campagne de collecte de fonds. La National Gallery refusa l’offre, si bien qu’en mai 1965, le Titus de Rembrandt rejoignait le Norton Simon Museum de Pasadena, où il fut rebaptisé Portrait d’un jeune garçon. Certains spécialistes, et parmi eux Christian Tümpel, attribuent le tableau à l’entourage de Rembrandt, mais la plupart le considèrent de la main de l’artiste.

L’événement le plus spectaculaire de l’année 1965 a été la récupération du portrait du Duc de Wellington par Goya, volé quatre ans auparavant. Le 18 mars 1965, le Daily Mirror publiait une lettre adressée par le voleur, dans laquelle il proposait de restituer le tableau à la condition que celui-ci soit exposé pendant un mois afin de recueillir des fonds destinés à des œuvres de charité. Deux mois plus tard, un ticket de consigne parvenait au journal et, le 22 mai, des officiers de police récupéraient à la gare de Birmingham un paquet contenant le Goya, heureusement en bon état.

Le 19 juillet, un homme se rendait à la police en prétendant être le voleur du tableau. Kempton Bunton, un chauffeur de taxi au chômage, âgé de soixante et un ans, affirmait l’avoir dérobé pour protester contre l’obligation faite aux retraités de payer la redevance sur la télévision, tout en déclarant qu’il n’avait pas l’intention de priver indéfiniment du tableau la National Gallery. En raison d’une carence de la loi – à laquelle il fut remédié la même année –, Bunton ne fut pas condamné pour le vol du Goya mais pour celui du cadre, qu’il disait avoir jeté.

Trente ans plus tard, la consultation des archives de la National Gallery donne à penser que cet homme, condamné à trois mois de prison, était en fait innocent. Dans une note confidentielle adressée à Lord Robbins le 2 décembre, Philip Hendy écrit en effet : "Je partage la conviction de nombreux policiers selon laquelle Bunton n’a probablement pas organisé ni certainement pas effectué lui-même le vol du tableau. Devant le juge, le chauffeur de taxi s’est trompé de jour et d’heure à propos du vol. Il a donné en outre plusieurs versions contradictoires de la manière dont il se serait débarrassé du cadre, sans qu’aucune d’entre elles ne soit plausible."

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°22 du 1 février 1996, avec le titre suivant : La National Gallery pour le meilleur et pour le pire

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