Dix œuvres phare de la foire

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 2 mars 2010 - 2364 mots

Objets de curiosité ou chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture, notre sélection de dix pièces exceptionnelles présentées sur les stands de Tefaf Maastricht cette année

MANUSCRIT MÉDIÉVAL

Bible en deux volumes de Wouter Grauwert, Utrecht 1443-1445, librairie Jörn Günther (Stalden, Suisse)
Le Courtenay Compendium, dont la valeur serait de 2,5 millions d’euros, devait être l’un des lots phare de la Tefaf. Mais réservé avant la foire, cet ouvrage ne figurera pas parmi les pièces insignes du libraire Jörn Günther. En revanche, une Bible en deux volumes proposée pour 780 000 euros sera convoitée par les amateurs de manuscrits médiévaux.

L’objet, signé par Jacob Teuer, était destiné à Wouter Grauwert, doyen du chapitre de Saint-Sauveur à Utrecht. On ne connaît aucun autre manuscrit de la main de ce scribe qui mit deux ans à écrire cette Bible. La singularité de cette dernière tient à l’ordonnancement des séquences, différent des autres spécimens médiévaux. Ne suivant pas la chronologie établie au XIIIe siècle, elle mélange allègrement Ancien et Nouveau Testament. On bondit ainsi de la Genèse au Livre de Salomon, avant de revenir à Job et aux Apocryphes. L’enluminure est, quant à elle, influencée par le Maître de Catherine de Clèves, réputé pour la qualité de ses miniatures.

SERVICE EN ÉMAIL DE LIMOGES

Plat ovale en émail peint en grisaille à rehauts d’or représentant Le Jugement de Moïse attribué à Pierre Reymond, vers 1570-1575, 51,2 x 42,2 cm, ancienne collection Yves Saint Laurent, galerie Kugel (Paris)
La galerie parisienne Kugel exposera à la foire de Maastricht un ensemble exceptionnel de cinq pièces en émail de Limoges, provenant du service Chaspoux réalisé par Pierre Reymond, composé de deux assiettes des Mois de l’année, de deux assiettes illustrant l’Histoire de Psyché et d’un grand plat ovale représentant Le Jugement de Moïse (voir illustration ci-dessus). Chacune de ces pièces est ornée des armes de la famille Chaspoux qui a commandé l’un des plus importants services en émail de Limoges de la Renaissance, aussi bien en raison du nombre de pièces que de leur qualité de production.

Aujourd’hui, vingt pièces de ce service sont répertoriées dans le monde, principalement dans des musées, dont treize assiettes. Parmi les pièces de forme, on connaît deux bougeoirs, une paire de tazze, deux salières et, à ce jour, un seul grand plat ovale. « Il n’a pas été retrouvé de trace de cette commande dans les archives, mais la variété et la richesse iconographique confirment l’hypothèse d’un très important service d’environ cinquante pièces. Cette commande, passée au célèbre émailleur Pierre Reymond, est datable stylistiquement des années 1570-1577 », précise la galerie Kugel. Ce plat ovale, dont la scène centrale illustrée relate un épisode de la vie de Moïse tiré de L’Exode, a fait partie de la collection du comte Grégoire Stroganoff à Rome au XIXe, puis des collections Jean Davray et Hubert de Givenchy. Acquis par la galerie Kugel, il fut acheté par Yves Saint Laurent. La vente de la collection du couturier à Paris en février 2009 fut l’occasion pour les Kugel de racheter cette pièce, venue rejoindre quatre autres assiettes du service originel.

BASSETTI EN PLEINE MATURITÉ

La Lamentation par Marcantonio Bassetti (1586-1630), huile sur panneau, 53 x 33,5 cm, Maison d’art (Monte-Carlo)
Figure majeure de la peinture en Vénétie dans le premier tiers du XVIIe siècle, Marcantonio Bassetti a associé l’héritage de Titien au nouveau langage du Caravage. L’exposition consacrée à la peinture véronaise de 1580-1630, qui eut lieu à Vérone en 1974, rendit hommage à son œuvre. Dans ce tableau, le corps sans vie du Christ, s’étirant en diagonale, occupe une grande partie de la composition. Selon l’historien d’art Frank Dabell, « Bassetti était un artiste en pleine maturité lorsqu’il a peint ce panneau qui doit dater d’après 1618, quand le peintre était membre de l’Académie San Luca de Rome. La tête, le torse et le bras ballant du Christ ne sont pas sans rappeler La Pietà (1499) sculptée par Michel-Ange, visible à la basilique Saint-Pierre du Vatican à Rome.

L’influence du Caravage est aussi présente. L’on peut comparer certains éléments de sa Déposition (1603), conservée à la Pinacothèque du Vatican, avec le tableau de Bassetti, notamment la tête de Marie et la figure de Marie Madeleine lançant ses bras en l’air de douleur. Mais surtout, le parallèle avec le Caravage est évident dans la façon directe de traiter le sujet, proche du spectateur. Le personnage central de Nicodème est crucial, avec son regard absent (comme l’a aussi peint le Caravage) transformant une image de dévotion ordinaire en réflexion sur la spiritualité. Les contrastes dynamiques d’ombre et de lumière intensifient l’immédiateté de la scène ».

PRÉCIEUX COUVERTS DES COURS D’EUROPE

Couverts de la Renaissance, Vénétie-Dalmatie, vers 1600, corail, cuivre, nielle, vermeil, lame en acier damasquiné d’or. Couteau 20,5 cm, fourchette 21 cm, galerie Georg Laue (Munich)
Cet ensemble de fourchette et couteau fait partie d’une exposition exceptionnelle de 80 rares couverts du XVIe au XVIIIe siècle, réunis par l’antiquaire allemand Georg Laue. Pour l’occasion, cette collection, la plus importante en main privée, fait l’objet d’un important catalogue. On appréciera la diversité qui caractérise ces couverts raffinés qui furent commandés pour les cours d’Europe à la Renaissance et à l’époque baroque. Réalisés à partir de matériaux précieux, tels que l’ambre, l’ivoire, le corail, l’argent filigrané, les perles ou la corne de rhinocéros par des artistes très talentueux, les fourchettes, couteaux et cuillers utilisés à la table des princes étaient également considérés comme de précieux objets de collection et, à ce titre, sont entrés dans les plus grands cabinets de curiosités. Provenant de la collection Richard Zschille, l’un des plus importants collectionneurs allemands d’objets d’art, cette paire assortie de couteau et fourchette de la Renaissance associe la magnificence du matériau naturel rare à la grande habileté d’un orfèvre inventif qui enchâssa le précieux corail rouge dans une monture extraordinaire. On connaît relativement peu d’exemples de série de couverts de cette époque avec un manche en corail.

Outre ses qualités esthétiques, ce dernier était réputé pour ses propriétés apotropaïques et thérapeutiques. Notons que l’une des branches de corail de la fourchette a été sculptée en phallus. La lame du couteau est remarquable : pour des objets comparables, elle est habituellement gravée d’or alors qu’ici, elle est décorée de branches fleuries et de feuilles enroulées par la technique de damasquinage à l’or, issue d’une tradition perse et ottomane très populaire au XVIe siècle en Italie.

LE GENRE HUMAIN SELON LIEVENS

Vanité : vieil homme tenant un crâne par Jan Lievens (1607-1674), huile sur panneau, 61,6 x 48,3 cm, galerie Johnny Van Haeften (Londres)
Conservé durant plus de trois siècles dans la même famille, ce tableau est une des plus importantes récentes additions à l’œuvre de Jan Lievens, collaborateur puis concurrent de Rembrandt. Peinte à Leyde (Pays-Bas) vers 1630, cette vanité est un exemple significatif de l’étonnant talent du jeune artiste pour dépeindre le genre humain. Se détachant d’un arrière-plan sombre, une lumière venue d’en haut à gauche vient éclairer la tête chauve du modèle, ses rides autour des yeux, la veine proéminente de sa tempe ainsi que le crâne qu’il présente au spectateur. Lievens a juxtaposé l’homme et le crâne pour créer un fort impact visuel. La tête dégarnie de l’homme, sa pommette saillante et l’ombre sous son œil renvoient au crâne. Seul le regard vif du modèle contraste avec le vide de l’orbite crânienne.

Cette peinture est décrite comme le portrait du « gardien d’Almshouse avec un crâne dans sa main » dans un inventaire de 1640 de l’un des premiers grands mécènes de Lievens, Jan Orlers. Almshouse est une institution charitable qui aide les personnes âgées et les indigents. Il existe 35 établissements de la sorte à Leyde à l’époque de Lievens, tous financés par de riches citoyens qui commandent aux artistes des portraits les représentant en modèles de la charité chrétienne. L’homme peint par Lievens devait être un responsable administratif d’Almshouse, ce qui donne au tableau un sens dépassant le simple rappel de la brièveté de la vie, pour souligner combien il est important d’aider son prochain.

LES FASCINATIONS DE FÜSSLI

Orphée et Eurydice par Johann Heinrich Füssli, galerie Patrick Derom (Bruxelles)
Tout comme William Blake, Heinrich Füssli est de ces artistes inclassables, proches de l’esprit gothique. Élevé à Zurich dans un milieu intellectuel, Füssli songe à rentrer dans les ordres avant de migrer en 1763 à Londres. Il voyage par la suite en Italie où il découvre l’œuvre de Michel-Ange et s’inspire de sa terribilita. Une fascination pour le cauchemar et la sexualité imprègne ses dessins. À l’époque où il réalise cette feuille, proposée pour 200 000 euros, le thème d’Orphée et Eurydice est à la mode. L’opéra Orphée et Eurydice de Gluck a été mis en scène au King’s Theatre en 1770 et le ballet de Jean Dauberval Orpheus est produit au même endroit en 1784. Dessinée au dos d’une carte anglaise datée de 1772, cette œuvre a figuré dans la collection du comte de Warwick. Étant donné son degré de finition, il s’agit vraisemblablement d’une des dernières études préparatoires à une peinture représentant Eurydice arrachée à Orphée.
 
TORSE MODÈLE DE RODIN

Torse masculin par Auguste Rodin (1840-1917), bronze à patine verte nuancée de brun, signé A. Rodin et numéroté No.7, inscription © by Musee Rodin 1972 Georges Rudier Fondeur Paris, hauteur 102 cm, galerie Robert Bowman (Londres)
Ce torse sculpté par Auguste Rodin dérive de la figure de L’Homme qui tombe liée à la Porte de l’Enfer. En 1882, le sculpteur reprend la figure masculine de L’Homme qui tombe et, avec la Femme accroupie (autre motif de la Porte de l’Enfer), crée le groupe Je suis belle, nom tiré des premiers mots d’un vers de Charles Baudelaire inscrit sur la base. Le torse servit également de modèle pour différents groupes, avant de devenir une pièce sculptée à part entière. Conçu en 1904 dans cette version monumentale, son plâtre fut exposé à Düsseldorf la même année, sous le titre Torse de Louis XIV. Il est aussi connu sous le nom de Marsyas. Aucun bronze du torse ne fut fondu du vivant de Rodin. À la mort de l’artiste en 1917, le plâtre entra au Musée Rodin qui en tire par la suite une édition de treize bronzes : le numéro « zéro » fait partie des collections du musée et les douze autres ont trouvé preneurs très rapidement. Aujourd’hui, sept fontes sont conservées dans des institutions internationales.

Pour le galeriste Robert Bowman, « le marché n’a pas toujours aimé les fontes posthumes, mais cela a changé. Tout d’abord parce qu’il est quasi impossible, pour un musée ou un collectionneur, de trouver des œuvres du vivant de Rodin de cette taille. Ensuite, le marché a souffert de la circulation de pièces contrefaites par des faussaires dans les années 1970. Aussi les fontes du Musée Rodin ont l’avantage d’être authentiques à 100 %, et les tirages restent très limités. Pour ce grand torse fondu par Georges Rudier, à la patine superbe, une épreuve du musée reste l’unique option. Enfin, sur un plan esthétique, c’est une œuvre très intéressante qui, pour moi, est avant tout rattachée au torse de Je suis belle ».

LES AMITIÉS D’HOFFMANN

Lustre de Joseph Hoffmann (1903), galerie Yves Macaux (Bruxelles)
Que Magda Mautner von Markhof, épouse d’un brasseur, ait commandé ce lustre, ainsi que le reste de son appartement à Joseph Hoffmann n’est guère surprenant. Sa fille, Editha, était l’élève du chef de file de la Sécession viennoise et de la Wiener Verkstätte à l’école des arts décoratifs de Vienne. La sœur d’Editha épousa, quant à elle, une autre figure de la Wiener Verkstätte, Koloman Moser. Bref, nous sommes dans une histoire d’amitié et de famille. Dans cette pièce unique, qui devait agrémenter la chambre à coucher de Magda Mautner, Hoffmann revisite deux éléments traditionnels des suspensions, la lanterne et les pendeloques. Tenant sur cinq câbles, le lustre ne masque aucunement ses anneaux de fixation. « Ces supports ne sont pas intégrés de manière cachée, comme un mal nécessaire ainsi que nous pourrions le penser, mais comme un détail assumé », souligne Christian Witt-Dörring, conservateur à la Neue Galerie, à New York. Un détail qui renforce la verticalité de la pièce, dont le prix dépasse les 500 000 euros.

PICABIA EN TRANSPARENCES

Villica-Caja (1929) par Francis Picabia, galerie Hopkins-Custot (Paris)
À lire ce titre énigmatique, on se dit que Picabia avait un imaginaire poétique développé. Mais ce libellé, comme celui de beaucoup d’autres Transparences, a été puisé dans L’Atlas de poche des papillons de France, Suisse et Belgique par Paul Girod. Villica et Caja sont donc des noms d’insectes. C’est toutefois moins dans l’entomologie que dans l’exploration de l’histoire de l’art, de la mythologie et de la Bible que nous entraîne ce tableau. Lorsque Picabia commence ses Transparences, figures élégantes, flottantes entremêlées dans un réseau de lignes, il prend ses distances avec le dadaïsme. À l’esthétique du choc, il substitue une lecture lente et compréhensive des choses. Celui qui avait prôné, quelques années plutôt, la table rase avec le passé dit alors : « L’avenir n’a été exploré que par des charlatans et c’est le passé qui demeure inexploré ! » Villica-Caja présente la particularité d’être particulièrement travaillé et complexe. À ce travail abouti de superpositions s’ajoute un pedigree prestigieux, celui du marchand Léonce Rosenberg.

HANTAÏ ET LE JEU DE HASARD

Post-mariale (1963) par Simon Hantaï, galerie Bérès (Paris)
En 1959, Hantaï délaisse les toiles sur châssis et opte pour le pliage. La toile, pliée et froissée, est alors peinte à l’aveugle. Déposée de façon aléatoire, la couleur apparaît en éclats sur la toile une fois dépliée, jouant ainsi sur les réserves de blanc. « J’ai été pris par le pli, j’ai pris le pli, le pli m’a repris », a-t-il écrit, dans des accents qui rappellent aussi bien Boulez que Deleuze. Renonçant à toute composition, Hantaï intègre le hasard et le système dans son processus de travail. Déclinant ses abstractions par série, il réalise entre 1960 et 1968 ses Mariales. Malgré ce nom faisant référence au manteau de la Vierge, ces toiles sont dépouillées de toute charge symbolique ou psychologique. Le grand pliage bleu proposé pour 180 000 euros à la Tefaf a appartenu au photographe Édouard Boubat, dont l’objectif a fidèlement suivi l’évolution du travail et de l’atelier d’Hantaï.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°320 du 5 mars 2010, avec le titre suivant : Dix œuvres phare de la foire

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