'Le dessin, la vraie création'

Un éditeur et un juriste racontent leurs collections

Le Journal des Arts

Le 1 avril 1996 - 999 mots

Les collectionneurs de dessins sont parmi les plus secrets des amateurs d’art. À l’occasion du Salon du Dessin, le Journal des Arts a rencontré deux d’entre eux, qui expriment ici (anonymement, par crainte des cambrioleurs) leur passion. L’un est éditeur, sans fortune personnelle, tombé définitivement amoureux de \" la feuille \", comme disent les vrais amateurs, en 1968, \" l’heureuse période où l’on trouvait pour peu cher des dessins en lots chez les marchands et dans les ventes \". Il en possède maintenant quelque trois mille, dont une centaine, ajoute-t-il avec une coquette modestie, seraient dignes d’un musée. Notre second collectionneur est juriste à la retraite, fils d’un avocat collectionneur de tableaux modernes très proche des milieux artistiques, qui, grâce à un héritage reçu voici une quinzaine d’années, a pu se laisser aller à sa passion pour le dessin. Il possède une soixantaine d’œuvres, dont certaines de grande valeur.

PARIS - Avant de succomber à sa passion pour le dessin, notre éditeur est passé par un amour très prononcé pour la gravure, acquis lorsqu’il était étudiant en arts graphiques et techniques de l’impression à l’École Estienne à Paris. Certains professeurs, eux-mêmes artistes, tels qu’Albert Flocon, Fontana Rosa et Cluseau-Lanauve, lui ont affiné l’œil. Encore étudiant, il achetait livres anciens et œuvres sur papier – huit planches d’écriture cinghalaise sur feuilles de palmier, pour trois francs rappelle-t-il –, chez les bouquinistes des quais. Il a longtemps fréquenté, pour acquérir des gravures, la galerie Paul Prouté, où il a enfin découvert le dessin.

"La main de l’homme, la signature"
"Le dessin, c’est la vraie création. La main de l’homme, la signature, c’est la première idée de l’artiste. J’aime surtout les dessins préparatoires," s’enthousiasme notre éditeur, qui se souvient d’avoir acheté son premier dessin, non chez Prouté mais quai Montebello, après avoir – en circulant en voiture – aperçu une feuille en vitrine.

"C’était une Nativité, française, XVIIe siècle, aux deux crayons. Peu après, j’ai acheté chez un antiquaire deux aquarelles de l’artiste hollandais XVIIe, Van Ostade. Bientôt, je rapportais dix feuilles par semaine à la maison. Ma femme tiquait, mais elle n’a jamais cherché à freiner ma passion."
 
Notre juriste a commencé sa collection avec des œuvres du XIXe siècle : un dessin de l’artiste orléanais Desriches et deux aquarelles, des paysages, de Dufeu. Son épouse ne partage pas non plus sa passion pour le dessin – "heureusement, sinon nous serions ruinés" –, et il avoue lui cacher ses acquisitions pendant plusieurs mois. Il ne lui révèle jamais, en tout cas, le prix qu’il a payé.

Le visage et le corps humain
"J’étais attiré, chez Dufeu, par les ciels, qui sont particulièrement tourmentés. Ce sont des aquarelles prises sur le vif, très réussies," se souvient–il. Le dessin, c’est la structure essentielle. Par rapport à la peinture, c’est une autre vision des choses. Je le comparerais à la photo noir et blanc, pour laquelle il faut être très habile, par rapport à la photo en couleurs, que fait tout le monde."

Les XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles ont tous intéressé notre juriste, qui se décrit comme un "vagabond".
"Il faut être très éclectique, très ouvert à tout, avoue-t-il. Je me sens comme un amateur qui constitue un cabinet, plutôt que comme un collectionneur qui cernerait une période, un sujet donné. J’achète toujours sur des coups de cœur. Je n’ai jamais fait une acquisition spéculative, et je n’ai jamais revendu un dessin."
 
Les paysages, surtout quand ils sont très lumineux, attirent beaucoup le collectionneur-juriste. Mais ce sont principalement les personnages, le visage et le corps hu­main, auxquels il est sensible. Il possède, notamment, des dessins d’Ingres, de Degas et de Maillol.

Notre éditeur, en revanche, s’est intéressé aux trois écoles – française, italienne et du Nord –, du XVIIe siècle, en achetant non pas les artistes les plus grands, mais les autres.

"Il faut être en dehors des courants pour faire des trouvailles intéressantes. Rembrandt écrase tous les autres artistes hollandais de son époque, mais ses élèves étaient capables de l’égaler. En France, il y a dix ans, certains artistes autour de Le Brun, qui a marqué également son siècle, étaient encore abordables : j’aime particulièrement Raymond Lafage et Verdier. Quant à l’Italie, c’est tout l’art baroque."

Juste se faire plaisir
Se tournant ensuite vers le XVIIIe siècle – "On peut encore trouver des feuilles de Boucher" –, notre éditeur va jusqu’à se reprocher d’avoir été trop éclectique, de n’avoir jamais constitué une collection à thèmes, ou s’être concentré sur une seule école. Parmi ses découvertes les plus surprenantes, un dossier de vingt-cinq dessins de l’orientaliste Bida pour une Bible publiée chez Hachette en 1873, acheté 2 000 francs à Drouot, il y a vingt ans, et à la même époque, et pour le même prix, deux cents dessins destinés à illustrer des livres d’heures du XVIIIe siècle, trouvés chez un antiquaire dans leur emballage d’origine. Aujourd’hui, se plaint-il, à cause de l’engouement pour le dessin, on ne peut plus, avec des moyens relativement modestes, constituer une collection. Juste se faire plaisir.

"J’achète surtout en vente. On ne paie pas la marge, parfois importante, du marchand, et il y a un élément de jeu. Chez moi, je ne mets pas les dessins au mur, ou seulement quelques-uns, qui tournent, pour des raisons de conservation. Je garde mes feuilles dans des cartons, et je les montre à quelques amis. Il y a toujours un côté secret chez le collectionneur de dessins."

Notre juriste, en revanche, a fini par accrocher ses dessins au mur, après les avoir longtemps gardés dans une armoire. Il a souvent payé entre 100 000 et 400 000 francs pour un dessin ; le plus cher lui a coûté 800 000 francs.

"Les ventes aux enchères sont anonymes, et lorsque j’ai essayé d’y acheter des œuvres, j’ai eu du mal à résister à la concurrence des marchands, se souvient-il. Dans une galerie, en revanche, il y a un contact, et on peut se faire conseiller. Le marchand finit par vous connaître et par connaître vos goûts."

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°24 du 1 avril 1996, avec le titre suivant : 'Le dessin, la vraie création'

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