La marge étroite de l’art contemporain

Les petits éditeurs à la recherche d’alternatives

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 avril 1996 - 808 mots

L’édition et l’art contemporain n’ont jamais constitué un binôme idéal. Depuis quelques années, le reflux de l’intérêt pour la bibliophilie et le développement des institutions qui se font également éditeurs ont encore resserré les marges de manœuvre de l’initiative privée.

À chaque époque son mode de diffusion privilégié de la création contemporaine. Longtemps, et avec une belle faculté d’adaptation, l’estampe a tenu le haut du pavé : elle fut à ses débuts le seul moyen de faire circuler les œuvres au-delà des premiers cercles. La photographie n’en prit pas le relais, mais permit d’inventer d’autres formes de divulgation. Elle a contribué, par contrecoup, à faire de l’estampe une production de luxe où la bibliophilie a trouvé de nouveaux horizons. Cette répartition a perduré sans bouleversement notable jusque dans les années soixante-dix. Jusqu’à ce que l’art lui-même se transforme, se dérobant aux techniques traditionnelles, et bénéficie en outre d’un support institutionnel toujours plus sophistiqué.

L’hégémonie du catalogue
Les catalogues d’exposition n’avaient, il y a encore vingt ans, ni la quadrichromie impeccable et glacée ni la même vocation qu’aujourd’hui. Depuis, une exposition est parfois uniquement l’occasion de publier un ouvrage de promotion, vendu à perte et faisant l’objet de "services de presse" massifs. Inévitablement, la technique et les objectifs assignés au catalogue ont influé sur sa conception et son contenu. La restitution la plus objective possible des œuvres, les données bio-bibliographiques en constituent l’essentiel ; hagiographique, la préface en est réduite à un simple rôle de faire-valoir. Si les livres d’art contemporain survivent malgré tout, ils le font contre cette hégémonie – ou bien en privilégiant le texte et lui seul, en se faisant catalogue raisonné, ou bien en se transformant en livres d’artistes à tirage limité.

Quelques maisons d’édition, dont la durée de vie ne fait pas l’objet de statistiques, tentent d’assurer un contenu à l’art contemporain en publiant des monographies et des écrits d’artistes, la lacune étant particulièrement sensible en ce qui concerne les traductions. Modestes par les moyens mis en œuvre et les tirages, les éditions Dis Voir, L’Harmattan, Fourbis, André Dimanche, Joca Séria, Les Presses du Réel, parmi d’autres, veulent préserver un espace non conventionel à la réflexion sur l’art contemporain. Le public restreint n’autorise naturellement pas de grands tirages et, pour parvenir dans les quelques librairies spécialisées, 1 000 exemplaires sont souvent le maximum.

Ne bénéficiant pas de l’événement ni de la notoriété, ces publications, la plupart du temps plus onéreuses que les catalogues, doivent compter avec la complicité sans faille des libraires spécialisés. Dans ce domaine, les prolixes éditions de La Différence sont un cas à part (la maison a fêté ses vingt ans au mois de mars) : elles coéditent le plus souvent de volumineuses mono­graphies avec le soutien essentiel des galeries ou occasionnellement, comme d’autres éditeurs, avec des musées ou des centres d’art. Hors de ces collaborations, les éditeurs doivent aussi parier sur une véritable spécificité de leur production et se distinguer au mieux des catalogues.

Marquer sa spécificité
Il existe une curieuse distorsion entre l’offre, relativement limitée, et la demande d’ouvrages thématiques et d’essais généraux. Directeur de la librairie du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, Pierre Durieux souligne l’intérêt suscité par des ouvrages transversaux comme ceux que publient Jacqueline Chambon, ou depuis quelque temps, Macula (L’origi­nalité de l’avant-garde, de Rosalind Krauss), Flammarion (L’idée de nature dans l’art contemporain, de Colette Garraud), les éditions Carré (Land Art, de Gilles Tiberghien), ou bien Bordas (Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, de Florence de Mèredieu). À des degrés divers, ils ont connu des succès lors de leur sortie et bénéficient encore d’une rotation régulière. Mais rien, semble-t-il, n’est fait pour encourager ce genre, qui se distingue pourtant de la production courante et s’adresse aussi bien à un public néophyte que spécialisé.

La bibliophilie, quant à elle, survit tant bien que mal. Yves Rivière, qui est resté fidèle à certains artistes de sa génération comme Alechinsky ou Pol Bury, a abandonné l’édition de livres de luxe qui faisaient l’objet d’un tirage de tête depuis six ans. Sourcilleux quant à son indépendance et à la qualité de la production artisanale, il n’a pu que constater la désaffection du public. Il publie aujourd’hui uniquement des éditions courantes. À partir du même constat, les éditions Jannink ont commencé en 1991 à publier des livres originaux dans un petit format, à un prix unique de 480 F. Chaque volume est accompagné d’une sérigraphie ou d’une lithographie originale et, de plus en plus souvent, d’une œuvre unique. Villéglé a ainsi lacéré en 173 fragments une affiche, et le dernier ouvrage d’Arman fonctionne sur le même principe, ce qui apporte évidemment un intérêt supplémentaire au livre. L’initiative est originale, et désormais reconnue par les artistes et les amateurs. Par sa simplicité et son efficacité, elle devrait faire des émules et assurer, peut-être, une seconde vie à la bibliophilie contemporaine.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°24 du 1 avril 1996, avec le titre suivant : La marge étroite de l’art contemporain

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