Pierre Georgel, conservateur, historien

Réputé tant pour son érudition que pour sa susceptibilité, le conservateur et historien de l’art Pierre Georgel a mené une carrière marquée par son lien à la littérature et un rendez-vous manqué avec Orsay

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 3 février 2010 - 1715 mots

Forte personnalité du monde de la conservation, passionné de littérature, Pierre Georgel a ouvert la voie à un nouveau type d’exposition

Dans le cercle restreint, et souvent secret, de la conservation, il est un personnage qui laisse peu de monde indifférent. À la simple évocation de son nom, les esprits de son ancienne hiérarchie s’échauffent encore. Pourtant, Pierre Georgel a quitté le monde des musées depuis plus de deux ans, pour une retraite littéraire, après quarante années passées au service de l’État en tant que conservateur général du patrimoine. Reconnu par ses pairs comme un savant d’une rare intelligence, il est aussi réputé pour son extrême susceptibilité et son franc-parler assassin.

« Un homme d’une curiosité et d’une mémoire extraordinaires avec une connaissance profonde du XIXe siècle, mais un peu écorché vif », résume Michel Laclotte, historien de l’art et président-directeur honoraire du Musée du Louvre, là ou d’autres blâment son caractère « impossible ». Le conservateur à la réputation sulfureuse n’a pourtant rien d’effrayant. Prévenant, un rien dandy, accessible et caustique, Pierre Georgel explique qu’il ne répond pas au téléphone et préfère communiquer par courriel. Il nous accueille dans son appartement parisien du Ve arrondissement, où il vit à l’ombre des grands textes de Victor Hugo dont il achève le catalogue raisonné de l’œuvre graphique. « Ma passion privée la plus intense, c’est la poésie. Je dois à Hugo de grands plaisirs personnels », avoue ce personnage qui, après un doctorat de lettres classiques, a fait ses armes auprès de Jean Cocteau dont il fut le dernier secrétaire.
 
C’est Julien Cain, directeur du Musée Jacquemart-André, à Paris, qui le pousse à embrasser une carrière de conservateur en lui confiant l’organisation d’une exposition sur Cocteau, deux ans après la mort du poète. « Pierre Georgel n’a pas choisi entre l’art et la littérature, mais il a constamment associé les deux. Il fait partie de ces grands esprits libres qui connaissent énormément de choses, et en profondeur, contrairement aux nombreux spécialistes qui ont tendance à avoir un esprit étroit », souligne Germain Viatte. Les deux conservateurs se sont rencontrés au Musée national d’art moderne, à Paris, pour lequel Pierre Georgel a mis sur pied le premier cabinet d’art graphique en 1975, à la demande de Dominique Bozo, alors chargé de définir le programme muséographique du nouveau musée. Il a enrichi les collections de dessins signés Miró, Alechinsky, Jean Arp ou des surréalistes, sollicitant des donations parallèlement aux acquisitions. Un travail essentiel, mais qui demeure dans l’ombre. C’est dans le domaine des expositions que Pierre Georgel s’est fait remarquer.

En 1985-1986, le Grand Palais, à Paris, présente « La gloire de Victor Hugo », une exposition à la « démesure » du conservateur. À travers 800 numéros, le parcours évoque la présence du poète et écrivain dans l’imaginaire collectif. Lors de cette gigantesque entreprise, Pierre Georgel fait la rencontre de celle qui deviendra sa femme, l’historienne et conservatrice Chantal Georgel, alors chargée de travailler sur les hommages publics sous la IIIe République. « C’est Hugo qui nous a mariés », aime à raconter Pierre Georgel.

Électron libre
Pour mettre en scène le scénario intellectuel très précis qu’il avait imaginé autour de l’œuvre hugolienne, le conservateur fait appel à l’architecte Jean-Paul Boulanger, de l’agence Pylône, avec lequel il continuera à collaborer pour ses expositions au Musée de l’Orangerie – dont il prend les rênes en 1993. « Pierre Georgel voit tout et il sait exactement ce qu’il veut, mais, paradoxalement, c’est assez facile de travailler avec lui, car il a le souci d’expliquer ses choix. Il exige beaucoup des autres, mais autant de lui-même. C’est un homme qui a le sens de l’Histoire », témoigne Jean-Paul Boulanger. Par son ambition et sa scénographie résolument moderne, la démonstration fait date dans l’histoire culturelle. Tout comme « La peinture dans la peinture », précédemment organisée au Musée des beaux-arts de Dijon (établissement qu’il dirige de 1980 à 1987), avec le concours de l’historienne Anne-Marie Lecoq, assistante d’André Chastel au Collège de France.

Pierre Georgel conçoit ses expositions dans un esprit scientifique d’une extrême rigueur, sans omettre l’essentiel : la rencontre du public avec l’art. Pour sa dernière exposition au Musée de l’Orangerie, en 2006-2007, il reconstitue, dans les lieux mêmes où elle avait été présentée en 1934 et à la lumière des recherches récentes, l’exposition historique de Paul Jamot et Charles Sterling, lequel avait redécouvert Georges de La Tour et les peintres du XVIIe siècle. De son propre aveu, l’événement fait office de testament professionnel. Il marque aussi la réouverture du musée, et ce, après huit années de fermeture pour rénovation (celle-ci est financée par l’exposition, à travers le monde, de la collection Walter-Guillaume).
 
La découverte d’une partie du mur d’enceinte de Charles IX lors de ces travaux retarde considérablement les opérations et crée de vives tensions au sein des équipes. Refusant de cautionner la manière dont le ministère de la Culture décide alors de régler l’affaire – contrairement à l’avis des experts, seule une partie insignifiante du mur est conservée –, Pierre Georgel devient la bête noire de la direction des Musées de France. Lors de la réouverture du musée, en mai 2006, le conservateur, sommé pourtant de se taire, conteste ce mauvais choix par le biais d’une lettre distribuée aux journalistes. Sa tutelle s’arrache les cheveux. Répondant à une ultime provocation, il est suspendu de ses fonctions en février 2007, à sept mois de la retraite, sur fond de polémique autour du Louvre-Abou Dhabi.

Le dénouement de l’affaire lui donne raison : une pétition signée de nombreux conservateurs (tant proches qu’hostiles) précède sa réhabilitation en juin de la même année par le nouveau ministre de la Culture, Christine Albanel. « Pierre Georgel a le sens du service public de manière absolue ; il le dénonçait en l’aimant, dans une conception d’amour trompé. Dans ce monde très conventionnel, la singularité a du mal à exister », relève Germain Viatte. « Si elle tombe sur un os, l’administration panique et n’hésite pas à mettre de côté les gens remarquables. C’est ce qui s’est passé avec Pierre Georgel : progressivement, on lui a forgé une image qui s’est substituée à ce qu’il est réellement », renchérit un conservateur. Pour d’autres, le problème est beaucoup plus simple : Pierre Georgel ne sait pas travailler en équipe. Électron libre, le conservateur ne cache d’ailleurs pas son mépris pour une administration générale dont il dénonce « l’arrogance et l’inculture fondamentale ». « Il n’a pas voulu plier alors ils ont cherché à l’abattre ! », assène un employé de la Réunion des musées nationaux (RMN), tout en reconnaissant que l’homme était capable de se mettre dans des états de colère tels que les réunions finissaient souvent en larmes.

Vision globale du XIXe
Plus qu’à l’arbre de La Fontaine, Jean-Paul Boulanger compare Pierre Georgel à « une orchidée dans un champ de fleurs communes, quelqu’un de fragile et d’insolite ». « Il n’est pas calculateur, s’il avait fait deux ou trois ronds de jambes, il aurait fini beaucoup plus haut. » Car la carrière de Pierre Georgel est aussi faite de rendez-vous manqués. Au Musée Picasso d’abord, où il est arrivé, avant l’Orangerie, « un peu comme un malentendu », selon ses propres termes. Le Musée venait d’ouvrir ; il devait s’occuper de la deuxième dation Picasso, qui a finalement été confiée à un autre. Mais c’est surtout avec le Musée d’Orsay que l’histoire n’a pas eu lieu. « Orsay, c’était pour lui », murmure-t-on en coulisse. Candidat malheureux à la direction du musée inauguré en décembre 1986, on lui préfère Françoise Cachin. « Il avait la connaissance, elle avait les connaissances », ironise-t-on à la RMN. Pierre Georgel nourrissait pour l’institution cette vision globale du XIXe siècle qui lui fait aujourd’hui défaut.
 
Sa déception fut grande à l’ouverture du musée, et aujourd’hui encore, il ne mâche pas ses mots au sujet de cette « grande occasion ratée conçue sans pensée directrice ». « Je m’y serais probablement cassé la gueule, mais j’aurais essayé ! Or ils n’ont pas essayé. Orsay commence superbement et finit nulle part. L’impressionnisme est resté dans un isolement total et l’architecte a eu le dernier mot sur la conservation. » L’accrochage peu satisfaisant d’œuvres magistrales comme Le Déjeuner sur l’herbe de Manet ou L’Atelier du peintre de Courbet ne lui donne pas tort… Au lieu de faire d’Orsay « le "salon des refusés" du Centre Pompidou », il fallait, selon lui, inclure les avant-gardes jusqu’à la Première Guerre mondiale, commencer le parcours avec L’Enterrement à Ornans et l’achever sur les papiers collés du cubisme et l’abstraction de Kandinsky.
 
Pierre Georgel n’a pas été entendu, pas plus que n’a été respectée sa volonté de faire de l’Orangerie un établissement à part entière, puisque celui-ci sera bientôt rattaché, ironie du sort, au Musée d’Orsay. C’est donc sans regret que le conservateur a fait ses adieux au monde des musées. « Ce que l’on attend maintenant, c’est qu’il achève son travail sur Victor Hugo », conclut Michel Laclotte. Auparavant, Pierre Georgel devrait publier, d’ici à cinq ans, un ouvrage sur Le Musée d’art brut du romantisme ou comment furent reçues, au XIXe siècle, des formes d’art telles que les dessins d’enfants, graffitis, tatouages et autres productions populaires. Il s’agit de mettre en exergue cette « zone d’art sauvage à l’intérieur du monde civilisé ; ces arts qui représentent l’étranger au sein de la cité et sont perçus par accidents ou dans leur altérité ». Un sujet à l’image de son auteur, une personnalité farouchement singulière qui ne renierait pas ces quelques mots de Victor Hugo, écrits en préface des Châtiments (1853) : « La pensée échappe toujours à qui tente de l’étouffer. » 

PIERRE GEORGEL EN DATES

1965 « Jean Cocteau et son temps » au Musée Jacquemart-André, à Paris.
1966 Conservateur au Musée national d’art moderne où il crée en 1974 le fonds de dessins modernes et contemporains.
1983 « La peinture dans la peinture » au Musée des beaux-arts de Dijon qu’il dirige de 1980 à 1987.
1987 Conservateur en chef du Musée Picasso, à Paris.
1985-1986 « La gloire de Victor Hugo » au Grand Palais, à Paris.
1993-2007 Directeur du Musée de l’Orangerie dont il assure la rénovation.
1999 « Monet, le cycle des Nymphéas ».
2006-2007 « Les peintres de la réalité » à l’Orangerie.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°318 du 5 février 2010, avec le titre suivant : Pierre Georgel, conservateur, historien

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