"Picasso et le Portrait" : le chant du cygne de William Rubin

Attendue au Grand Palais pour le mois d’octobre, \"Picasso et le Portrait : représentation et transformation\" est actuellement présentée au MoMA de New York. Le grand spécialiste américain de Picasso sur les idées directrices de sa dernière exposition d’envergure

Le Journal des Arts

Le 1 mai 1996 - 1947 mots

De tous les conservateurs qui se sont penchés sur l’œuvre de Picasso, William S. Rubin, directeur honoraire du Museum of Modern Art de New York (MoMA) depuis 1988, est sans conteste le plus éminent.

À travers le monde, constamment, des expositions Picasso se succèdent – "Picasso et les Objets", "Picasso et la Sculpture", "Picasso et la Femme éplorée", pour ne citer que les plus récentes –, mais nulle n’a jamais surpassé en importance ou en exhaustivité celles qu’a organisées William Rubin. Lorsqu’il était à la tête du département de Peinture et de Sculpture du MoMA, il a monté – en collaboration avec le Musée Picasso de Paris, en gestation à l’époque – la mémorable rétrospective de 1980, puis un panorama très complet de "Picasso et Braque, pionniers du Cubisme" en 1988-1989. William Rubin est également l’auteur d’une remarquable étude sur Les Demoiselles d’Avignon, réalisée à l’occasion de l’exposition monographique du Musée Picasso de Barcelone en 1988. "Picasso et le Portrait : représentation et transformation", sa toute dernière entreprise, donne à voir des portraits de personnes célèbres exécutés par l’artiste. Ce thème n’avait jusqu’alors fait l’objet d’aucun ouvrage ni d’exposition d’envergure dans aucun musée. Parmi les quelque 130 peintures, 100 dessins et l’unique sculpture exposés, figurent de nombreux prêts des héritiers et de la famille de Picasso, jamais montrés aux États-Unis.

L’exposition, qui comprend quelques autoportraits, couvre plus de huit décennies et a demandé cinq ans de préparation. Présentés modèle par modèle et plus ou moins chronologiquement, les portraits sont accompagnés de textes biographiques et de photographies des personnes représentées, tels Jaime Sabartés, Max Jacob, Fernande Olivier, Olga Kokhlova, Marie-Thérèse Walter, Jacqueline Roque, Dora Maar… Actuellement au MoMA – unique étape américaine – jusqu’au 17 septembre, une version légèrement abrégée de l’exposition sera présentée à Paris, au Grand Palais, du 16 octobre au 20 janvier 1997, en partenariat avec le Musée Picasso de Paris.

Quand et dans quelles circonstances avez-vous rencontré Picasso ?

William Rubin : J’ai rencontré Picasso pour la première fois dans sa villa de Mougins, près de Cannes sur la Côte d’azur, en 1970, un peu plus de trois ans avant sa mort. Notre rencontre s’inscrivait dans le cadre des efforts déployés par le MoMA pour acquérir sa fameuse Guitare en tôle de 1912, dont il avait toujours refusé de se séparer, tout comme de ses autres constructions cubistes. Je lui avais suggéré de l’échanger contre un petit Cézanne que nous n’exposions pas. Finalement, il n’a pas pris le Cézanne mais nous a donné quand même la Guitare. Et ce fut le début d’une belle amitié.

Sa forme physique était remarquable pour un homme de plus de quatre-vingt-dix ans. Mis à part une légère surdité d’une oreille et quelques petites difficultés à retenir le nom de récents visiteurs, sa mémoire était extrêmement vive, particulièrement pour les événements anciens. Sa force était également très étonnante. Lorsqu’il me montrait ses grands tableaux dans son atelier, il disparaissait derrière ces grandes toiles et les soulevait tout seul, sans qu’il m’autorise à l’aider.

Sachant que nous allions devoir enlever toutes les œuvres du MoMA pour y faire des travaux, je lui avais proposé d’occuper entièrement le musée, pendant quelque temps, avec une rétrospective "définitive" de son œuvre. Cela l’amusait, et il accepta. Il était toujours partant la dernière fois que je l’ai vu, mais après sa mort, il n’y eut plus aucun espoir de faire quoi que ce soit avant que ses héritiers n’aient vidé leur querelle. Ensuite, après que le gouvernement français eût obtenu un grand nombre d’œuvres en paiement des droits de succession pour le futur Musée Picasso de Paris, nous avons monté la rétrospective de 1980, qui comptait environ un millier d’œuvres. Cela ne pourra plus jamais se faire, car des œuvres comme Guernica et Les Demoiselles d’Avignon ne pourront plus jamais quitter leurs pays respectifs.

C’est la première grande exposition sur l’art du Portrait chez Picasso. Comment expliquez-vous cela ?
Il est assez paradoxal, en effet, qu’avec toute la littérature existant sur Picasso, on ne puisse trouver un seul ouvrage sur cet aspect de son œuvre, sans parler d’une telle exposition. C’est, il est vrai, un sujet très complexe. L’œuvre de Picasso comporte un grand nombre de portraits inspirés par des personnes réelles, mais ce sont des portraits abstraits, surréalistes ou expressionnistes, et non des portraits ressemblants. Ce qui constitue un portrait dans l’œuvre de Picasso pose un vrai problème. Lui-même considérait toutes sortes de tableaux comme des portraits. C’est un mot qu’il employait, mais de façon inconsidérée.

Pourquoi l’exposition s’intitule-t-elle "Picasso et le Por­trait" et non "Les Portraits de Picasso" ?
J’ai choisi de ne pas l’appeler "Les Portraits de Picasso" afin de préserver une certaine pluralité de sens. Ce mot est en effet lourd des conventions de la Renaissance et du Baroque. Il implique un certain degré de ressemblance. Mais chez Picasso, rien n’est jamais accepté tel quel. C’est "du Picasso", c’est-à-dire transformé de différentes manières et à divers degrés. Nous allons, par exemple, exposer un portrait de sa femme Olga qui est très abstrait ; on ne pourrait imaginer qu’il s’agit d’un portrait d’elle. Mais nous avons une radiographie qui montre en dessous une version plus réaliste, parfaitement reconnaissable, d’Olga. Et l’abstraction finale vient tout droit de cette esquisse. Il y a également un portrait de son ami le poète Paul Éluard en travesti – et même en transsexuel ! –, représenté avec une poitrine et une coiffe d’Arlésienne. Certains portraits hésitent entre deux, voire trois personnes différentes. Cette sorte d’identité fluctuante est en grande partie liée à l’improvisation qui caractérise Picasso et au fait que ses portraits étaient le plus souvent réalisés de mémoire. Pendant qu’il réfléchissait, il associait une personne à une autre, par exemple Dora Maar à Marie-Thérèse, quelquefois confondues. Bien que beaucoup de portraits de Picasso ne mentionnent pas l’identité du modèle, chaque tableau de notre exposition a un rapport indiscutable, même s’il est parfois elliptique, avec des personnes célèbres. Le titre "Picasso et le Portrait" laisse le spectateur libre de décider s’il veut ou non considérer une représentation comme un "portrait". C’est, au fond, une question de sémantique qui n’est pas d’un intérêt capital.

Certains portraits répondaient-ils à des commandes ?
Seulement dans sa jeunesse. Il y a une réticence instinctive pour les portraits de commande chez les artistes modernes en général. Ils font les portraits des personnes de leur entourage, pas ceux d’étrangers. Aussi presque tous les tableaux représentent-ils des personnes qui, d’une manière ou d’une autre, comptaient beaucoup pour Picasso : enfants, femmes, maîtresses et amis.

Dans l’ensemble, vous n’avez pas retenu les portraits de personnes qui ne reviennent pas régulièrement dans son œuvre.
Pour des raisons pratiques, uniquement. Dans une exposition comprenant 230 œuvres, nous ne pouvions pas rendre justice à toutes les personnes dont il a fait le portrait. Picasso est le peintre le plus productif de l’histoire de l’art. Cézanne, qui a vécu une longue existence, nous a laissé une œuvre considérable : il existe environ 1 800 dessins et aquarelles de Cézanne. Il y a 18 000 œuvres sur papier de Picasso. Si l’on veut définir comme portraits ses représentations de personnes célèbres, c’est à peu près 20 % de l’ensemble de son œuvre qu’il faut considérer. La perspective la plus enrichissante consiste à montrer plusieurs portraits d’une même personne pour en comparer les différentes approches. Mieux vaut avoir quinze Dora Maar que d’essayer d’obtenir tous les portraits des personnalités qu’il n’aura représentées qu’une fois, et ne pouvoir finalement exposer que deux ou trois Dora Maar. Il y a bien sûr quelques "exemplaires uniques" qui sont incontournables, et certains figurent naturellement dans l’exposition.

Le parti d’exclure les sculptures repose-t-il essentiellement sur des considérations d’espace ?
Absolument. Chaque sculpture prend la place de deux ou trois peintures. En outre, je pense que la sculpture est moins significative, en ce qui concerne l’art du portrait chez Picasso, que la peinture et le dessin. Je ne montre qu’une seule sculpture, un bas-relief en plâtre, en fait très pictural. Son approche est unique et il n’a jamais été montré aux États-Unis. J’ai également inclus quelques peintures et dessins de sculptures qui n’ont jamais été réalisées.

Le fait de représenter un modèle en langage cubiste plutôt que, dirons-nous, dans une approche ingresque classique avait-il en soi une signification particulière ?
Après 1914, tout ce que Picasso a fait (comme du reste tout ce qu’il avait encore à faire) constituait un vocabulaire de travail a priori, toujours disponible et dont il faisait usage chaque fois que les besoins émotionnels ou picturaux d’une situation le requérait. Picasso avait souvent tendance à projeter sa propre humeur sur le modèle plutôt qu’à se faire l’écho de ce dernier – une caractéristique de la modernité depuis Van Gogh. Certaines approches étaient stylistiquement plus objectives que d’autres. Chacune rendait certaines choses possibles aux dépens d’autres, et toutes étaient porteuses d’une charge émotionnelle et culturelle propre.

La question de l’objectivité opposée à la subjectivité est particulièrement intéressante dans le domaine de l’autoportrait. Cette sous-catégorie joue-t-elle un rôle important dans l’exposition ?
Mises à part les nombreuses représentations de ses contemporains, Picasso mettait tellement de lui-même dans ses paysages et natures mortes que je ne pense pas qu’il ait éprouvé le besoin de faire beaucoup d’autoportraits. Il en existe quelques-uns d’importants, surtout dans ses jeunes années et à la fin de sa vie, mais il n’en a pas peints beaucoup. Après l’autoportrait de 1907 (Prague), on ne rencontre aucun autre autoportrait sur toile jusqu’à l’autoportrait au fusain de 1938. Bien sûr, chaque Minotaure est en quelque sorte un autoportrait. Picasso a utilisé une infinité de travestissements pour se mettre lui-même en scène dans ses peintures narratives, mais l’exposition n’a pas pris en compte ce type d’autoportraits. Ils forment une catégorie à part. Picasso a bien moins investi dans l’autoportrait que la plupart des autres grands peintres. Mais ce qui me frappe le plus, c’est l’absence d’autoportraits par opposition aux "masques" que sont le Minotaure ou Arlequin. L’exposition se clôt cependant avec des autoportraits réalisés lorsqu’il avait 92 ou 93 ans. Ces derniers autoportraits sont, à mon avis, quelques-unes des œuvres majeures de sa carrière : ils sont uniques et effrayants de vérité.

Que voudriez-vous que le public retienne de cette exposition ?
Je pense qu’il devrait être un peu dérouté et, je l’espère, qu’il éprouvera de la fascination. Une telle exposition présente plus "d’intérêt humain" que d’autres. Mais si l’on n’y voit qu’une exposition rassemblant beaucoup de Picasso inédits, dont la plupart sont extraordinaires, ce sera déjà très bien. Toutefois, c’est également une exposition qui engendre un questionnement excitant sur la nature du portrait au XXe siècle. L’invention de la photographie, qui a soustrait les peintres à l’obligation de la simple mémorisation des formes, et l’avènement de l’Abstraction qui, à certains égards, vient contredire les lois de la représentation réaliste, ont remis en question l’art du Portrait. Il aurait pu disparaître comme cet oiseau des îles Mas­careignes, le dodo, ou comme la peinture historique et l’art religieux, mais les artistes modernes ont justement su utiliser l’Abstraction pour enrichir le genre et lui donner un nouveau souffle. Si ces questions vous intéressent, alors l’exposition est faite pour vous. Je suis pour ma part extrêmement curieux des répercussions que peuvent avoir les expositions sur les artistes, et par conséquent, sur l’histoire de l’art. Tant mieux si le public suit…

Avez-vous d’autres projets d’exposition ?
Non, celle-ci est mon chant du cygne. Je suis à la retraite depuis huit ans déjà, et si jamais j’en fais une autre, ce sera une petite exposition.

PICASSO AND PORTRAITURE : REPRESENTATION AND TRANSFORMATION (Picasso et le Portrait : représentation et transformation), Museum of Modern Art, New York, jusqu’au 17 septembre. Galeries nationales du Grand Palais, Paris, 16 octobre-20 janvier 1997.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°25 du 1 mai 1996, avec le titre suivant : "Picasso et le Portrait" : le chant du cygne de William Rubin

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