Bain de jouvence pour les chefs-d’oeuvre du Bernin

Ses sculptures les plus célèbres font l’objet d’une ambitieuse campagne de restauration

Le Journal des Arts

Le 1 juin 1996 - 1923 mots

Un sein de Proserpine retouché au scalpel, des traces de crayon sur les paupières de Daphné, des parties laissées inachevées, notamment celles qui se dérobent à la vue, des blocs de marbre de médiocre qualité fournis par le cardinal Scipion Borghèse…, les restaurations des sculptures majeures du Bernin en vue de la commémoration du quatrième centenaire de sa naissance apportent leur lot de surprises. Pour la première fois, un \"récapitulatif\" détaillé des techniques mises en œuvre par l’artiste pourrait même être dressé, si toutefois des mécènes se manifestent. La vaste campagne de restauration – menée à la Galerie Borghèse ainsi que dans plusieurs grandes églises romaines par la surintendance aux Biens artistiques et historiques de Rome – donnera lieu à une exposition des chefs-d’œuvre restaurés à la Galerie Borghèse, en 1998.

Du haut des échafaudages qui entourent actuellement bon nombre de ses sculptures majeures, les restaurateurs redécouvrent dans le détail les fantasmagoriques machines de Gian Lorenzo Bernini (1598-1680). Ainsi, il ressort déjà que le maître du baroque monumental et figuratif se contentait de poncer, lisser, polir avec un soin infini ce qui s’offrait au regard du spectateur, sans se préoccuper des marques faites par ses outils sur d’autres surfaces à peine visibles… quand il ne les laissait pas "inachevées".

Le grand art du Bernin, véritable Paganini du marbre, – caractérisé par son étonnante virtuosité technique et une remarquable habileté à suggérer – s’impose avec évidence dès ses premières œuvres de jeunesse, telles que L’enlèvement de Proserpine (1621-1622) et Apollon et Daphné (1622-1624), sculptées lorsqu’il a entre vingt-trois et vingt-six ans. Les travaux de restauration de ces célèbres groupes, tous deux en relativement bon état de conservation, ont été achevés au mois d’avril à la Galerie Borghèse.

Tachées irrémédiablement
Le groupe de L’enlèvement de Proserpine était recouvert de dépôts de poussière grasse, en particulier dans sa partie inférieure, tachée irrémédiablement par les traces de mains des visiteurs. Pour réaliser cette sculpture, l’ambitieux jeune sculpteur avait reçu du cardinal Scipion Borghèse, son mécène, un bloc de marbre de Carrare d’assez mauvaise qualité, constellé de taroli (brèches) et de microfissures. L’une d’entre elles, placée à la base du cou de Proserpine, a d’ailleurs été colmatée par ses soins. De même, le sculpteur n’a pas cru devoir masquer un raccord – un accident, sans doute dû à un défaut du marbre, réparé avec un autre morceau de marbre – au sommet de la tête de la déesse, sans doute parce que son emplacement le dérobait aux regards. Pier Giorgio Balocchi, titulaire de la chaire de Sculpture de l’Académie des beaux-arts de Carrare, a pu également constater comment le sculpteur napolitain avait audacieusement corrigé sa création finale, travaillant au scalpel tel ou tel détail, comme le montre clairement la sculpture du sein gauche de Proserpine.

Des "coussinets" à base de gypse
La base d’Apollon et Daphné, cette fois recouverte d’une couche protectrice, était également très endommagée et maculée de poussière grasse. "Les résultats des analyses chimiques menées par les instituts de Rome et de Florence n’ont pas encore fait l’objet d’une étude approfondie des composants utilisés sous forme de solution pour la couche protectrice, explique Kristina Hermann Fiore, qui dirige la restauration. Elle peut avoir été appliquée soit par le Bernin, soit lors de restaurations postérieures. C’est sur la base de ces analyses que nous pourrons dater cette patine et prendre éventuellement la décision de ne pas l’éliminer à l’avenir". Par ailleurs, les boucles des cheveux et les mains arachnéennes de Daphné portent des traces de gypse que le Bernin pourrait avoir utilisé dans la fabrication de "coussinets", afin d’amortir les vibrations causées par l’utilisation de certains outils tels que le trépan à archet.

Cette fois encore, le cardinal Scipion Borghèse avait mis l’artiste à rude épreuve en lui confiant un bloc de marbre de Carrare de très mauvaise qualité, couvert d’oxyde de fer et de microfissures. Ce qui n’a pas empêché le Bernin d’en tirer parti, notamment dans le drapé qui part du dos d’Apollon et rejoint Daphné : le marbre est ici travaillé en couches si fines qu’il est aussi transparent que l’albâtre. De plus, les taches d’oxyde ont été savamment atténuées grâce à un expédient technique dont on peut apprécier le résultat sur le nez de Daphné, où le Bernin a supprimé une tache à l’aide d’un très petit scalpel.

Traces de crayon
Une découverte singulière a été faite au cours de ces deux restaurations : les statues conservent en effet des traces de dessin au crayon. "Dans le cas d’Apollon et Daphné, le crayon a été utilisé de deux manières différentes, sur les yeux de Daphné et sur son majeur gauche, constate Kristina Hermann Fiore, qui ajoute : Les traits de crayon qui soulignent la ligne de ses paupières et accentuent l’intensité de son regard sont à mon avis le fait du Bernin". Dessiner directement sur le marbre avant de le sculpter était pratique courante au XVIe siècle ; on en trouve la trace dans les archives d’époque et chez son père, Pietro Bernini, également sculpteur. Mais d’autres interprétations ont été avancées : ces traits de crayon pourraient être des repères laissés par les différents copistes qui se sont succédés au fil du temps.

Parallèlement, la restauration se poursuit sur d’autres sculptures conservées à la Galerie Borghèse : Jupiter et la chèvre Amalthée (1615), le Buste de Paul V (1618), Énée, Anchise et Ascagne ou La fuite de Troie (1618-1619), David (1623-1624), les deux Bustes du cardinal Scipion Borghèse (1632), La Vérité (1646-1652) et le modèle en terre cuite de la Statue équestre de Louis XIV (1669-1670). Les restaurateurs concentrent plus particulièrement leur attention sur les problèmes posés par Jupiter et la chèvre Amalthée, qui présente de nombreux accidents et dont le marbre a beaucoup jauni, comme celui de La Vérité.

Appel au mécénat
Anna Coliva, qui dirige ces travaux, a "l’ambition d’étudier l’évolution stylistique du Bernin en partant des techniques mises en œuvre dans sa statuaire monumentale". Lorsque toutes les restaurations seront achevées, elle souhaite utiliser l’ensemble des relevés faits sur les sculptures, les analyses chimiques et les diagnostics des restaurateurs pour élaborer un "récapitulatif" des procédés utilisés par l’artiste, après avoir consulté Peter Rockwell, professeur à l’Institut central pour la restauration, sculpteur lui-même et spécialiste de ces techniques anciennes. C’est la première fois qu’un tel projet peut être envisagé. Il porte sur une vaste période allant de 1615, date de la première sculpture du Bernin, Jupiter et la chèvre Amalthée, jusqu’en 1671-1674, période pendant laquelle il sculpte la Bienheureuse Ludovica Albertoni à San Francesco a Ripa. Ces résultats devraient accompagner l’exposition des sculptures restaurées à la Galerie Borghèse, en 1998. Mais "ces études auraient besoin d’être prises en charge par un mécène, l’idéal étant qu’une firme spécialisée s’intéresse à ces recherches techniques sophistiquées", prévient Anna Coliva. De même, la restauration de la chapelle Altieri à San Francesco a Ripa et celle de la statue de la Bienheureuse Ludovica Albertoni, évaluée à 80 millions de lires (2,4 millions de francs) par son conservateur, nécessitent elles aussi l’aide d’un mécène.

Un héritier de la famille Cornaro
L’historienne d’art Livia Carloni souhaite rétablir scientifiquement l’ensemble du projet conçu par le Bernin – architecture et statuaire – pour la chapelle funéraire de la famille Cornaro dans l’église de Santa Maria della Vittoria. Elle se fonde sur des documents d’archives des XVIIe et XVIIIe siècles conservés au Musée de Schwerin, en Allemagne, ainsi que sur les analyses et la stratigraphie des couches de peintures et des stucs. Celles-ci ont fait apparaître des traces de faux marbres peints (albâtre, vert et jaune antique) sur les parois de la chapelle. Cependant, un doute subsiste quant à la couleur d’origine de la petite coupole qui domine sainte Thérèse d’Avila : supposée avoir été peinte en or, elle est blanche dans la documentation du musée allemand. Un héritier de la famille Cornaro, ambassadeur d’Autriche auprès du Saint Siège, financera la restauration du pavement sur lequel repose le monument funéraire de la famille, bien que celle-ci ne soit plus aujourd’hui propriétaire de la chapelle.

L’Extase de Sainte Thérèse (1645-1652), commandée par le cardinal Federico Cornaro, fera l’objet d’une légère restauration : les doigts de la main droite de la sainte ont été abîmés et présentent des traces d’usure, et l’un des doigts de l’ange a été brisé lors de son installation. Le groupe est lui aussi sculpté dans un seul bloc de marbre, évidé à l’arrière, alors que la partie gauche des nuages est en stuc. Le Bernin, cette fois encore, ne s’est pas soucié de finir les parties que le visiteur ne pouvait voir. Par ailleurs, il est apparu que le masque en argile du visage de la sainte, conservé au Palazzo Venezia, était de dimensions un peu plus grandes que la sculpture originale.

Marbre jauni
À l’église Sant’Andrea delle Fratte, l’Ange au blason et l’Ange à la couronne d’épines (1668-1670), commandes que le Pape destinait à l’origine au pont Saint-Ange, sont également en cours de restauration. Angela Nero, responsable des travaux, fait un premier bilan : "La main gauche de l’Ange au blason a perdu son majeur et son annulaire lors du transport de l’œuvre de l’atelier du Bernin à Sant’Andrea delle Fratte, en 1729. Nous avons décidé de ne pas le restaurer car ce manque ne se voit pas". L’application successive de couches protectrices lors des différentes restaurations a jauni le marbre, et la base de la statue a été tachée d’éclaboussures de ciment – tombées lors des travaux de restauration de la voûte – qui seront difficiles à nettoyer.

Par ailleurs, la Memoria d’Urbain VIII (1634-1636) et la Memoria de Carlo Barberini (1630), qui ornent le portail de la façade de Santa Maria in Aracœli, sont elles aussi en cours de rénovation, sous la responsabilité de Claudia Tempesta. Des travaux sont également entrepris à Santa Mariasopra Minerva, sous la direction de Giuliana Pasquini, pour la Tombe de sœur Maria Raggi (1643), tandis qu’à Santa Maria del Popolo, dans la chapelle Chigi, la restauration des marbres de Daniel et d’Habacuc et l’Ange (1655-1661) s’effectue sous la responsabilité de Barbara Fabian.

Trop baroque pour la France

Le Cavalier Bernin, grand favori des papes Urbain VIII à Clément X dans cette Rome où le luxe s’étale, était célèbre dans toute l’Europe pour ses talents de sculpteur, d’architecte et d’urbaniste. Mais c’est l’artiste officiel, chargé des fêtes et des solennités et metteur en scène d’opéra, que Mazarin fait venir à la cour de Louis XIV en 1660. Le roi a 22 ans, il vient de prendre le pouvoir. Il consulte le Bernin et lui commande un projet pour le futur palais de Versailles. Celui qu’il propose, de style baroque, sera rejeté. On lui préférera le projet de Le Brun, plus classique. Paris le comprend mal, mais Bernini contribuera néanmoins à la renommée du "Roi-Soleil" en créant un Buste de Louis XIV, sculpté à Paris en 1665 et destiné au château de Versailles, et une Statue équestre de Louis XIV, datant de 1669-1670, la plus importante de ses œuvres conservées hors de Rome. La statue arriva à Paris en mars 1685. Le roi, déçu par l’œuvre, confia alors au sculpteur François Girardon le soin de transformer le groupe équestre, et Louis XIV devenu Marcus Curtius, héros romain, fut installé dans le parc du château de Versailles. Lors du projet de réaménagement du Louvre, l’architectecte Pei avait souhaité qu’une sculpture monumentale marque le point de départ de l’axe de la grande perspective. Une fonte en plomb de la statue en marbre du groupe équestre de Bernini fut réalisée pour un coût d’un million de francs et orne aujourd’hui la cour Napoléon. A.N.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°26 du 1 juin 1996, avec le titre suivant : Bain de jouvence pour les chefs-d’oeuvre du Bernin

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