Emmerich/Sotheby’s : un tabou est tombé

La fragile distinction entre marchands et maisons de vente est bouleversée

Par Roger Bevan · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1996 - 1282 mots

Diana D. Brooks, présidente de Sotheby’s, a annoncé le 6 juin qu’André Emmerich, le célèbre marchand new-yorkais spécialiste de l’art contemporain, rejoignait Sotheby’s pour créer un nouveau département baptisé Emmerich/ Sotheby’s. La dispersion des successions d’artistes – un terrain occupé jusqu’ici par les grands marchands – devrait être le premier objectif de la nouvelle entité. Aux yeux de nombreux marchands, la fragile barrière séparant maisons de ventes aux enchères et marchands d’art vient d’être abolie.

NEW YORK - L’annonce du résultat des négociations menées par André Emmerich, spécialiste de l’art contemporain et de l’art précolombien, et Sotheby’s, a plongé le monde de l’art dans la stupéfaction. Le célèbre galeriste new-yorkais, suivi de son équipe de dix vendeurs et assistants, vient de rejoindre la maison de ventes aux enchères pour créer un département Emmerich/Sotheby’s.

Selon cet accord, André Emmerich continue à diriger sa galerie, installée dans le Fuller Building, au 41 East 57th Street, et demeure propriétaire de son fonds de peintures et de sculptures. Pour toutes les autres activités, il est désormais considéré comme un employé de Sotheby’s, qui lui verse un salaire et lui offre des bureaux au siège de York Avenue. La conseillère légale de Sotheby’s, Marjorie Stone, a bien voulu confirmer à notre partenaire éditorial, The Art Newspaper, qu’André Emmerich avait déjà reçu une certaine somme, en reconnaissance de la notoriété attachée à son nom et pour la mise à disposition de son importante bibliothèque et de ses archives.

Sotheby’s prend en charge les frais de gestion de la galerie et, de son côté, André Emmerich versera à son employeur une commission sur toute vente d’œuvre provenant de son fonds. S’il met en vente des œuvres lui appartenant par l’intermédiaire de Sotheby’s, il lui sera prélevé la commission habituelle de 2 % plus les frais demandée au personnel. En revanche, s’il vend à l’un de ses clients ou à un autre marchand, il paiera une commission qui s’échelonnera entre 5 et 20 %, selon la valeur de l’œuvre.

Avantages non négligeables
André Emmerich, né en 1924, trouve là une heureuse conclusion à sa longue recherche d’un repreneur pour sa galerie new-yorkaise, ouverte en 1954. Selon certaines sources, il désirait céder son affaire depuis quatre ou cinq ans. Après l’échec, au début de l’année, des pourparlers engagés avec Renato Danese, l’ancien directeur de Pace et de C&M Arts, André Emmerich est entré en relation avec Sotheby’s et lui a proposé l’association qui vient d’aboutir. Celle-ci lui permet d’assurer la pérennité de son nom, de mettre sa galerie à l’abri en période de crise, et lui garantit personnellement quelques avantages non négligeables, tels que l’accès aux entrepôts de Sotheby’s situés East 76th Street.

Cette association lui permet également d’offrir toute une gamme de services nouveaux à ses clients, en particulier la possibilité d’entrer en relation avec une clientèle d’acheteurs beaucoup plus vaste grâce au programme d’expositions qu’il pourra présenter dans les villes où Sotheby’s a ouvert un bureau. Le voilà soudain à même d’intervenir en Israël, à Hong Kong, en Corée, à Singapour et en Amérique latine, sans compter tous les pays d’Europe où il avait passé des accords avec des galeries locales.

André Emmerich représente Pierre Alechinsky, William Bailey, Anthony Caro, Stephen Ellis, Katsura Funakoshi, Al Held, David Hockney, Alexander Liberman, Andrew Masullo, Jules Olitski, Beverly Pepper, Judy Pfaff, Dorothea Rockburne, David Row, Anne Truitt, Bernar Venet et Stephen Westfall. Il administre en outre les successions de Josef Albers, Milton Avery, Sam Francis, Keith Haring, Hans Hofmann, John McLaughlin, Morris Louis et Jack Tworkov.

Les successions d’artistes en vue
De prime abord, l’association ne paraît pas particulièrement prometteuse pour Sotheby’s. Les artistes avec lesquels André Emmerich est en relation n’écrivent pas, pour le moment, le chapitre le plus passionnant de l’histoire de l’art contemporain. La Colour Field Painting, son point fort, ne fait pas merveille en salles des ventes, et l’on ne s’attend pas à ce qu’elle bénéficie dans l’immédiat d’une réévaluation favorable. David Hockney peint aujourd’hui quelques-uns des tableaux les moins intéressants de sa carrière. Quant à Anthony Caro, s’il est le plus respecté de tous les artistes que défend André Emmerich, ses grandes sculptures abstraites ne trouvent qu’un nombre limité d’amateurs.

De plus, l’équipe d’André Em­merich, qui comprend Donald McKinney, l’ancien directeur de Hirschl & Adler Modern, ne paraît pas faite pour rehausser le niveau du département d’Art contemporain de Sotheby’s, après les difficultés éprouvées pour relancer la dynamique qu’avaient su y créer les précédents directeurs, Lucy Mitchell-Innes et Anthony Grant. Peut-être ce nouveau département parviendra-t-il tout de même à attirer les dépôts qui font tant défaut aux ventes organisées actuellement par Sotheby’s.

Mais Sotheby’s a un domaine d’activité en vue qui pourrait se révéler extrêmement lucratif et justifier amplement son investissement : l’accès aux ateliers des artistes et à leurs successions, un terrain occupé jusqu’ici par les grands marchands.

Répercussions sur le marché de l’art
En effet, si les maisons de vente sont habituellement consultées pour estimer la valeur de l’œuvre laissée à sa mort par tel ou tel artiste, en revanche, la dispersion est généralement confiée par la fondation établie par l’artiste, ses exécuteurs testamentaires ou sa famille, à un très petit nombre de galeries de renom international. Les plus consultées en pareils cas sont Pace-Wildenstein, Marlbo­rough Fine Art, les Waddington Galleries et… André Emmerich.

Le nouveau département Emme­rich/Sotheby’s va donc se charger de suivre ces successions avec un maximum d’efficacité. Il offrira une gamme de services très diversifiés, offrant beaucoup d’attraits aux ayants droit. Les œuvres seront introduites de façon méthodique sur le marché, soit par lots lors de ventes aux enchères, soit pièce par pièce grâce à la galerie. Ces deux possibilités permettront une gestion optimisée de la "valeur" de l’artiste à long terme. Le département archivera si nécessaire la production de l’artiste, arbitrera les questions d’authentification et publiera le catalogue raisonné de l’œuvre, si ce n’est déjà fait.

Cet ensemble de dispositions éclipse tout ce qui a été déjà entrepris dans le cadre d’associations entre galeries et maisons de vente, comme on a pu le voir lors de l’acquisition de Spink par Christie’s, ou lors de l’inventaire de l’œuvre de Pierre Matisse, dressé conjointement par Sotheby’s et Acqua­vella. Il s’agissait dans les deux cas d’interventions ponctuelles, sans intention de poursuivre une activité commune. La collaboration entre Emmerich et Sotheby’s suppose, elle, des développements à long terme qui auront bien d’autres répercussions sur le marché de l’art.

"Trahison"
Sotheby’s ne va plus se trouver simplement en compétition avec Christie’s, sa rivale traditionnelle, mais aussi avec Pace-Wildenstein, Gagosian, C&M Arts, Anthony d’Offay, Beyeler et tous les marchands spécialisés dans l’art contemporain. Elle sera directement en concurrence avec eux pour dresser l’inventaire des principaux artistes de l’après-guerre, tels que Jasper Johns et Roy Lichtenstein, qui ont conservé une importante quantité de leurs œuvres, ou encore Robert Raus­chen­berg, Cy Twombly, Carl Andre, Robert Ryman et le peintre contemporain le plus coté, de Kooning. Dans les années qui viennent, lorsque certains d’entre eux seront amenés à signer de nouveaux contrats, le département Emmerich/Sotheby’s s’efforcera de les détourner de leurs marchands.

Il n’est donc pas surprenant qu’un responsable d’une des grandes maisons new-yorkaises ait estimé que la décision prise par André Emmerich s’apparentait à une "trahison". En sa qualité d’ancien président de l’Art Dealers’ Association of America, André Emmerich a en outre longtemps défendu l’éthique de sa profession avant de "passer à l’ennemi". D’autres marchands habitués à traiter avec lui se sont dits "surpris" et ont qualifié son comportement de "bizarre et amoral".
Nul ne peut dire si une telle association est le signe avant-coureur d’une nouvelle tendance ou si elle demeurera un phénomène isolé. Quoi qu’il en soit, Sotheby’s vient de déclarer qu’à partir de maintenant, il n’existait plus de limites infranchissables.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°27 du 1 juillet 1996, avec le titre suivant : Emmerich/Sotheby’s : un tabou est tombé

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