Histoire de l'art

1946 : l’art de la reconstruction

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1996 - 877 mots

Une année charnière
Les marques de la guerre sont encore profondes. Pour les vaincus, c’est une occupation douloureuse, où l’URSS et les démocraties occidentales se disputent l’influence; c’est aussi l’heure des condamnations pour cri­mes contre l’humanité. Les vainqueurs souffrent toujours d’une économie de privation : logement, industrie, commerce, il faut tout reconstruire dans l’urgence car la pénurie est grande. Mais s’engager dans la reconstruction autorise l’espoir de bâtir sur des bases meil­leures, de participer à la création d’une so­ciété plus juste. Pour d’autres, sans dou­te plus clairvoyants, c’est déjà le temps de la désillusion : pour les résistants qui ont compris que la reconstruction politique ne préserverait pas l’union nationale qu’eux-mêmes avaient mise en place à la fin de la guerre ; pour ceux qui ont trop souffert et ont perdu la foi dans les valeurs humanistes ; pour ceux, nombreux, qui ont pris cons­cience de la menace nucléaire ; pour ceux, enfin, qui voient déjà se dessiner la guerre froide qui, en quel­ques mois, allait couvrir le monde d’une chape de plomb.

Sur la scène artistique, l’histoire imprime aussi ses contradictions : une partie des artistes se sent im­pli­quée dans l’élaboration de cette so­ciété nouvelle, où la justice sociale serait le corollaire de l’épanouissement individuel, tandis que beaucoup d’autres, souvent isolés, expriment dans un art profondément novateur les ravages laissés par la guerre dans les profondeurs de l’être, les fêlures de l’âme, l’émiettement des personnalités.

La guerre a provoqué un autre clivage : sont rejetés ceux qui ont pactisé de près ou de loin avec les auteurs de l’Holocauste, alors que sortent grandis ceux qui ne se sont jamais compromis. C’est ainsi que Picasso et la plupart des maîtres de la modernité passent sur le devant de la scène.

L’art des reconstructeurs
Les activités artistiques reprennent intensément : les mu­sées européens ouvrent à nouveau, les expositions se multiplient, les artistes partis en exil reviennent, les œuvres mû­ries dans l’ombre de la clandestinité s’épanouissent au grand jour.

Beaucoup considèrent que l’art a un rôle très important à jouer dans la reconstruction, tant dans son aspect matériel, afin de recréer un cadre de vie favorable, que dans l’éducation des individus. Mais faute de moyens et d’une véritable politique il n’y aura ni grandes commandes, ni éducation artistique pour le peuple.

Le débat est pris en main par le Parti communiste. Encore ouvert en 1946 à des formes artistiques assez diverses, il va très vite se figer dans une ligne dure n’autorisant que le réalisme socialiste, et pousser ainsi à se replier sur eux-mêmes bien des créateurs très pro­ches de son idéal politique, mais jaloux de leur liberté.

Autre grand acteur de la reconstruction, l’Église catholique, se montre beaucoup plus ouverte à la modernité, considérant que tout véritable artiste, qu’il soit réaliste ou abstrait, chrétien ou pas, peut porter son message. Elle va ainsi ouvrir ses chantiers à Léger, à Matisse, aussi bien qu’à des artistes qui lui sont très proches comme Manessier, Bazaine, Le Moal.

Ces derniers sont issus du groupe des "Jeunes artistes de tradition française", qui a marqué pendant la guerre son opposition à l’art de la compromission. En 1946, de grands critiques voient en eux, comme en Villon, Estève, Singier, Lapicque ou Tal-Coat, les véritables représentants de la modernité française, plongeant leurs racines dans une tradition qui va de l’art roman au Cubisme et portant haut les valeurs d’équilibre et de mesure propres à "l’esprit français".

En 1946, le débat entre figuration et abstraction est surtout assumé par les artistes issus du groupe des Néo-Plasticiens, te­nant d’une abstraction géométrique et formaliste : Herbin, Gorin, Heurtaux, Dewasne, Vasarely, rassemblés à la galerie Denise René et sur les cimai­ses du premier Salon des Réalités Nouvelles. C’est un art chargé d’idéal social et matériel, puisqu’il reflète une forte confiance dans la valeur positive des progrès scientifiques.


L’expression du doute
Les surréalistes avaient ouvert une brèche dans cette vision positiviste du monde moderne en prônant l’expression des profondeurs inconscientes ou le recours au hasard. Après la guerre, ils perdent de leur influence tout en essayant de réinventer le langage du rêve.

D’autres artistes, tels Michaux, Wols ou Fautrier, vont reprendre l’exploration intérieure et faire de leur art une plongée directe dans l’abîme de l’être. Mais de cet être déraciné, meurtri par les désastres de la guerre, ils ramèneront des signes brisés, erratiques ou, dans le cas de Fautrier, une matière griffée et triturée.

Si ces artistes sont souvent à la limite entre figuration et abstraction, d’autres vont explorer les possibilités expressives d’un art totalement abstrait, en particulier à travers le geste, vecteur direct de leur état subjectif : Schneider ou Hartung, qui barre ses toi­les de signes violents et noirs. Ce noir que Soulages et Debré vont choisir également : couleur de l’obscurité, parfois du désespoir, porteuse cependant d’une lumineuse sobriété. La couleur, Bram Van Velde l’utilise de façon éclatante, mais dans une œuvre où tout se défait.

Il y a ceux, enfin, qui interrogent l’être à travers la représentation des corps ou des visages, parfois torturés de souffrance comme chez Artaud, ironiques et dérisoires chez Dubuffet, ou bien solitaires, tendus vers l’indicible dans l’art de Giacometti.

Tous témoignent de ce doute profond, de cette terrible brisure, que la guerre, Auschwitz, puis Hiroshima, ont laissée au cœur de l’homme.  

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°27 du 1 juillet 1996, avec le titre suivant : 1946 : l’art de la reconstruction

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