Art ancien

Sur les traces de Tiepolo en Vénétie

Venise et sa région célèbrent avec faste le tricentenaire de sa naissance

Par Lidia Panzeri · Le Journal des Arts

Le 1 septembre 1996 - 1422 mots

Le XVIIIe siècle a vu la naissance de quelques-uns des plus beaux chefs-d’œuvre des artistes vénitiens, au premier rang desquels Giambattista Tiepolo, à qui la Ca’ Rezzonico consacre une importante rétrospective pour le tricentenaire de sa naissance. Udine et plusieurs villas de la région s’associent à cette commémoration en l’élargissant aux peintres contemporains de Tiepolo et à son fils aîné, Giandomenico.

Par bonheur, Giambattista Tiepolo était déjà mort lorsque ses ultimes retables, d’une tragique grandeur, furent enlevés de l’église San Pasqual Babylon à Aranjuez, en Espagne, avant d’être démembrés. La rétrospective "Giambattista Tiepolo" – présentée à la Ca’ Rezzonico de Venise, dont la restauration a été achevée pour l’occasion – venge l’artiste de cet affront et exposera, entre autres, ce Saint François recevant les stigmates d’une rigoureuse spiritualité que renforce l’intensité du fond azur.

C’est surtout le paysage qui change dans les dernières œuvres. Les fresques aux ciels aériens traversés de fulgurantes divinités ou de putti espiègles ont laissé place aux lignes dépouillées d’un paysage montagneux, qu’on retrouve dans la série de la Fuite en Égypte (Lisbonne), ultime expression de son art où le rôle fondamental est dévolu, dans une iconographie inhabituelle pour l’artiste, à la fuite en bateau, entre les rives abruptes d’un lac peint sous un ciel plombé. Mais si telle fut la dernière approche de Tiepolo, ses débuts furent tout différents, comme le prouvent ses hésitations entre la leçon de son maître, Gregorio Lazzarini, et la tendance au clair-obscur d’un Piazzetta, manifeste dans le dramatique Sacrifice d’Isaac de l’église de l’Ospedaletto, à Venise.

Réunir ce qui a été démembré
Le cheminement esthétique de l’artiste est abordé dans la première partie de l’exposition. La maturité des œuvres à l’huile, pour lesquelles Tiepolo s’affranchira plus lentement de ses maîtres, est pleinement atteinte avec le cycle des Histoires romaines. Cette série, exécutée pour la Ca’ Dolfin, sera presque intégralement reconstituée à Venise : sept toiles sur dix seront rassemblées, grâce à des prêts de Saint-Pétersbourg et de New York. Réunir ce qui a été dispersé au cours du temps est l’un des objectifs majeurs de l’exposition. Ainsi, le cycle de Renaud et Armide, jadis au Palazzo Dolfin Manin, et celui de l’Apothéose de la famille Barbaro, autrefois dans le palais vénitien du même nom et inspiré des épisodes édifiants de l’histoire antique, seront également présentés dans la deuxième partie de l’exposition.

La troisième, non moins importante, offrira une sélection de retables prêtés par les musées étrangers. Ils pourront ainsi être comparés aux œuvres restées in situ dans les multiples églises de Venise. La sélection de portraits – un genre épisodiquement abordé par l’artiste – est extrêmement restreinte, mais de très haut niveau : Tiepolo y réussit à conjuguer la mise en page sévère du personnage, dans la tradition de Titien et de Véronèse, avec la légèreté des coloris du XVIIIe siècle. Il manque évidemment les fresques, sauf celles qui décorent la Ca’ Rezzonico. Elles ne sont d’ailleurs pas toutes de Giambattista, mais aussi de son fils Giandomenico et d’autres artistes contemporains, tels Gaspare Diziani ou Jacopo Guarana. La Ca’ Rezzonico est un bel exemple de demeure vénitienne aristocratique du XVIIIe siècle, et les œuvres présentées devraient s’insérer idéalement dans cet écrin.

Toute la cité des Doges est impliquée dans la commémoration du tricentenaire de la naissance de l’artiste : vingt et un itinéraires conduiront les visiteurs de plusieurs églises à divers hauts lieux de la production de Tiepolo, tels que la Scuola Grande dei Carmini, le Palazzo Labia (cycle des fresques d’Antoine et Cléopâtre), le Palazzo Ducale, l’Académie, où seront exposés, entre autres, les panneaux des Prophètes provenant de l’église des Scalzi.

De Venise à Udine
Udine est l’autre cité de Tiepolo : à peine âgé de trente ans, mais déjà considéré comme un maître, l’artiste y est appelé par le patriarche Dionisio Dolfin pour peindre à fresque le plafond du grand escalier du palais patriarcal, fraîchement rénové . Puis, jusqu’en 1729, dans les salles de ce même palais, il réalise les Scènes de la vie d’Abraham, Isaac et Jacob et donne la preuve de son affranchissement définitif des modèles contemporains. Tiepolo s’affirme dès lors comme le chantre des atmosphères lyriques, malgré la gravité du sujet biblique qu’il traite assez librement, tandis que les anges qui apparaissent à Abraham et Sarah sont les premiers d’une longue série.

Toujours à Udine, Giambattista décore en 1726 la chapelle du Saint-Sacrement du Dôme, pour laquelle il peindra en 1738 le retable de la Très Sainte Trinité, et participe à la décoration de l’église de la Pureté, à partir de 1758, avec son fils Giandomenico. D’autres œuvres importantes, y compris le fameux Consilium in arena – attribué à Giandomenico par Adriano Mariuz –, sont conservées au Museo del Castello.

Les architectures d’Urbani
Les travaux de Tiepolo, bien qu’épars, ont laissé une trace indélébile dans la production artistique locale. D’où l’idée de l’exposition "Giambattista Tiepolo : forme et couleurs. La peinture du XVIIIe siècle dans le Frioul", montée par la Ville d’Udine, en collaboration avec la Province et la Région, et présentée dans l’église San Francesco. Cette initiative intelligente a le mérite de concentrer en un seul lieu la cinquantaine de toiles aux sujets le plus souvent religieux – mais qui comprennent également quelques portraits et paysages – , conservées dans les différentes églises du Frioul et de Vénétie ou appartenant à des collections privées et publiques, comme la Tentation de saint Antoine, venue de la Brera de Milan, ou la Vision de sainte Anne, provenant de Dresde. Cet ensemble offre une photographie de l’art d‘une époque qui a vu se côtoyer grands maîtres – Carlevarijs, Longhi, Giannantonio Guardi, Rosalba Carriera, Piazzetta et Diziani – et artistes locaux à redécouvrir, tels que Sebastiano Bombelli ou Nicola Grassi. Sans oublier des œuvres inédites : les vues architecturales d’Andrea Urbani.

Dessins de Giandomenico
Udine se distingue aussi de Venise par l’attention portée à Giandomenico Tiepolo. Dominé par la personnalité de son père Giambattista, dont il fut le principal collaborateur pour les grands cycles de fresques, Giandomenico a eu peu d’occasions de manifester sa sensibilité propre, à savoir celle d’un interprète de la vie quotidienne. Cette veine apparaît dans les fresques de l’hôtellerie de la Villa Valmarana à Vicence (1757), et dans celles de la Villa Zianigo (1791-1793), aujourd’hui déposées et présentées à la Ca’ Rezzonico. Elle est encore plus sensible dans ses dessins, dont cent cinquante seront exposés au château d’Udine sous le titre "Giandomenico Tiepolo : maestria et jeu. Dessins du monde". La majeure partie de ces dessins, encore jamais montrés en Italie, proviennent de collections américaines et abordent tous les aspects de son travail, depuis les sujets religieux jusqu’à ses études préliminaires pour les peintures, en passant par le thème mélancolique de Polichinelle.

Atmosphère idyllique mais trompeuse
Si la Ca’ Rezzonico est la maison patricienne et urbaine par excellence, les villas qui longent la Brenta furent le théâtre des délices et des "folies de la villégiature", si bien décrites par Carlo Goldoni. Parmi les fresques que Tiepolo y a peint, les plus importantes se trouvent dans la Villa Pisani (Stra) et dans la Villa Valmarana (Vicence). Une autre de ces résidences, la Villa Principe Pio (Mira), dans les faubourgs de Mestre, accueille l’exposition "Images de la Brenta". Deux cents œuvres, dont quarante toiles, évoquent l’atmosphère idyllique mais trompeuse des fêtes mondaines, des promenades au crépuscule, des spectacles de théâtre dans le décor des jardins et sous les portiques des villas. Le paysage est omniprésent, jusque sur l’onde des canaux qui reflète la luxuriance des rives, bordées de jardins riches de fleurs et de frondaisons. Toute cette splendeur a inspiré Canaletto (eaux-fortes), Guardi (dessins), Longhi, et Tiepolo lui-même. Elle a même fait l’objet de véritables anthologies illustrées, comme celles de l’abbé Vincenzo Coronelli et de Gianfranco Costa. Au nombre des pièces majeures, figurent les dessins de Volkamer provenant du Musée national de Nuremberg et, surtout, les vedute de Giovanni Battista Cimaroli.

- RÉTROSPECTIVE GIAMBATTISTA TIEPOLO, du 5 septembre au 8 décembre, Ca’ Rezzonico, Venise. L’exposition sera présentée au Metropolitan Museum de New York, du 21 janvier au 27 avril 1997.
- GIAMBATTISTA TIEPOLO : FORME ET COULEURS. LA PEINTURE DU XVIIIE SIÈCLE DANS LE FRIOUL, du 15 septembre au 31 décembre, église San Francesco, Udine.
- GIANDOMENICO TIEPOLO : MAESTRIA ET JEU. DESSINS DU MONDE, du 15 septembre au 31 décembre, château d’Udine. Puis à l’Indiana University Art Museum de Bloomington, du 15 janvier au 9 mars 1997.
- IMAGES DE LA BRENTA, du 8 septembre au 15 décembre, Villa Principe Pio (Mira), dans les faubourgs de Mestre.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°28 du 1 septembre 1996, avec le titre suivant : Sur les traces de Tiepolo en Vénétie

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