Italie - Église

L’Italie interdite

De Milan à Naples, églises, musées et palais "refusés" au public

Par Criscenti Nino · Le Journal des Arts

Le 1 septembre 1996 - 1967 mots

Nino Criscenti, journaliste et documentariste italien, a fait un Grand Tour "impossible" de l’Italie, en compagnie du célèbre historien de l’art Federico Zeri. Le document exceptionnel qu’il en a tiré a été diffusé cet été sur la Rai Uno, une des chaînes de la télévision publique italienne. Comme dans cet article, Nino Criscenti y dénonce le nombre invraisemblable de trésors artistiques soustraits à la curiosité du public transalpin pour cause de fermetures abusives, de négligences, de vandalisme… et de vols.

Si vous voulez découvrir l’un des chefs-d’œuvre de l’art du stuc à Naples, il vous faut absolument visiter l’église San Agostino degli Scalzi. En partant du Musée national, remontez la via Santa Teresa jusqu’à la maison où est mort Leopardi. Juste en face de la plaque commémorative, un escalier mène à l’église, dont l’entrée principale est barrée. Prenez alors la ruelle – si vous avez vu L’or de Naples, vous la retrouverez telle que Vittorio De Sica l’a filmée il y a quarante-deux ans, animée par le charme de Sophia Loren dans le rôle d’une marchande de pizzas –, et frappez à la porte du couvent. Peut-être l’abbé, le père Candido, vous fera-t-il entrer.

Ces magnifiques stucs exécutés par Lorenzo Vaccaro dans le chœur, la croisée et la coupole de l’église, j’ai pu les voir lorsque j’ai fait étape à Naples pour préparer une enquête télévisée sur le patrimoine invisible et dévasté de l’Italie, intitulée Arte negata. Sur les traces d’un Grand Tour impossible, du nord au sud de la Péninsule, avec la participation, ou plutôt à l’instigation, de Federico Zeri, le viatique du ministre pour les Biens culturels de l’époque, Antonio Paolucci, et les conseils d’une scientifique attentive, Patrizia Zambrano. Sans parler de la complicité de tous ceux qui considèrent la sauvegarde et la mise en valeur du patrimoine artistique national comme une priorité et s’y emploient à travers diverses institutions. Ou sur le terrain, comme le père Candido, qui depuis quinze ans fait tout ce qu’il peut pour sauver San Agostino degli Scalzi. "L’église était belle, autrefois", répète-t-il avant de me faire entrer.

"Quand sera réparée notre belle église ?"
C’est une matinée ensoleillée, mais l’intérieur est sombre, noir. La nef, les chapelles du transept, le chœur sont envahis par une arborescence de tubes qui s’élèvent du sol jusqu’au plafond. Entre deux tubes, l’œil cherche à reconstituer corniches, pilastres, niches, statues de saints, putti, encadrements de retables, ainsi que la chaire imposante citée dans tous les anciens guides de Naples. Seule la coupole est dégagée, si bien que les stucs du Vaccaro apparaissent en pleine lumière d’une blancheur éblouissante. Ileana Creazzo, inspecteur de la surintendance aux Biens historiques et artistiques de la Ville de Naples affectée à ce secteur, m’aide à distinguer les signes distinctifs de la beauté des stigmates de la dégradation dans une œuvre qu’il est urgent de rendre non seulement aux voyageurs et aux amateurs mais, avant eux, aux habitants du quartier qui demandent sans cesse au père Candido : "Quand sera réparée notre belle église ?"

C’est Nicola Spinosa qui m’a signalé San Agostino parmi les chefs-d’œuvre du patrimoine artistique napolitain. Le prêtre officiait le jour du tremblement de terre et, seize ans plus tard, l’église est toujours fermée… Les données du problème, énumérées par Spinosa, sont éloquentes. À la catastrophe naturelle sont venues s’ajouter les déficiences humaines, à la fois d’ordre administratif et financier. Cela vaut la peine de les connaître.

Miraculeux transfert
Somme nécessaire après le séisme du 23 novembre 1980 : 2,8 milliards de lires (9,2 millions de francs). Fonds recueillis jusqu’à présent : 253 millions (835 000 francs) attribués par le ministère pour les Biens culturels, 255 millions (842 000 francs) par le commissariat pour les Zones sinistrées et 940 millions (3,1 millions de francs) par le ministère des Travaux publics. Au total, 1,45 milliard de lires (4,8 millions de francs) seulement. Les problèmes de stabilité de l’édifice ont été réglés mais, à ce jour, 2 milliards de lires (6,6 millions de francs) sont encore nécessaires pour diverses opérations de consolidation et de restauration, faute de quoi l’église restera fermée. Et l’église ne dispose plus que de 400 millions de lires (1,3 million de francs). Plusieurs demandes de subsides ont été rejetées par la Région, le ministère de l’Intérieur (Direction générale des affaires du culte), le ministère pour les Biens culturels… Ces dernières années, le père Candido a vu plus d’une fois arriver des équipes d’ouvriers qui sont reparties avant la fin des travaux. Mais il ne désespère pas et continue de frapper à la porte des différents bureaux. Il voudrait voir l’église débarrassée de ces tubes désormais inutiles, restaurée et nettoyée. Tous en sachant bien qu’il ne pourra jamais la revoir telle qu’elle lui est apparue en 1945, "ses vitraux brisés, mais décorée de ses stucs intacts".

En outre, des devants d’autel, des bénitiers, des sculptures en bois doré et divers objets ont été dérobés : vingt et un vols ont été recensés de 1981 à ce jour, sans aucune restitution. Voilà la triste comptabilité du père Candido, qui se console en évoquant la nuit où "à quelques heures du tremblement de terre, l’Inspection de la surintendance est venue ôter les tableaux". Vous pouvez ensuite compléter votre visite en vous rendant à Capodimonte, où sont conservés un Mattia Preti, deux Luca Giordano récemment restaurés, et les autres peintures qui se trouvaient à San Agostino avant d’être miraculeusement transférées.

Il y a des fermetures dues au tremblement de terre et d’autres consécutives à la "mise aux normes". Les premières sont dramatiques, les secondes, grotesques. Les conclusions de notre enquête oscillent des unes aux autres. Dans les deux cas, quantité d’œuvres d’art nous sont "refusées".

Pinacothèque de Faenza : fermée
À Faenza, nous est "refusée" la toile, attribuée aujourd’hui à Francesco Maffei, sur laquelle Panofsky disserte trois pages durant dans son essai sur la théorie des genres : on peut en effet voir une reproduction de cette énigme iconographique dans La perspective comme forme symbolique, mais pas l’original là où il est conservé, à savoir la Pinacothèque municipale de Faenza. Si l’on créait un prix des "œuvres refusées au public" – on devrait d’ailleurs en créer un, les concurrents ne manquent pas en Italie ! –, elle remporterait sûrement la palme dans la catégorie des "œuvres avec pedigree bibliographique". Pour le buste de San Giovannino d’Antonio Rossellino, toujours à la Pinacothèque, rappelons simplement que Fra’ Sabba da Castiglione le conservait dans son "studiolo" et que Dino Campana s’extasiait devant la "blanche pureté virginale des délicates anfractuosités du marbre". Le martyre de saint Eutrope de Biagio Manzoni peut, lui, s’enorgueillir du nom de Longhi, tandis que le Saint Jérôme pénitent de Donatello a été mentionné par Vasari : "Dans la ville de Faenza, il fit un Saint Jérôme en bois".

Mais pourquoi "refusées", puisque ces œuvres sont là, accrochées avec les douze Biagio d’Antonio, les Palmezzano, Fenzoni, Tiarini, Manetti, etc. – véritable anthologie de la peinture bolonaise et romagnole, du gothique au XVIIe siècle ?

Réouverture partielle en 1998 ?
Ce sont des "Âmes mortes", comme les définit Antonio Paolucci auquel je dois cet épisode. Car les tableaux existent : au nombre de mille cinq cents. Le lieu également : au premier étage du Palais Studi, siège de la Pinacothèque depuis février 1879. Le directeur aussi : Sauro Casadei. Il y a même des gardiens, sans parler du catalogue illustré, publié en 1991. Ne manque que la Pinacothèque elle-même, fermée pour réaménagement depuis février 1988.

Si vous parvenez à entrer, comme nous y avons été exceptionnellement autorisés pour les besoins de notre enquête, vous découvrirez un fascinant musée du XIXe siècle version Pop, littéralement empaqueté dans du papier bulle. Derrière une porte murée surréaliste se trouvent quelques salles, dont les collections de tableaux de genre, vues, batailles, natures mortes sont aujourd’hui en dépôt au Palais Mazzolani. Conservées, cataloguées, étudiées, mais interdites. Sauro Casadei est prêt pour la réouverture, qui n’aura pas lieu l’année prochaine, année du Bicentenaire de la création du musée. Peut-être en l’an 2000, date qui ne figure sur aucun document officiel mais qu’il est possible de déduire d’une déclaration du conseil municipal du 29 février 1996 : "Il est impensable de tout terminer en moins de quatre ans". Si tout va bien, une réouverture "partielle" pourrait être envisagée en 1998, avec un investissement de 2 milliards de lires environ (6,6 millions de francs). Mais pour la "totalité", il ne faut pas moins de 13 milliards (43 millions de francs). Et c’est précisément en raison de cette "totalité" que les visiteurs poussés par Panofsky, Vasari ou Dino Campana s’en voient l’accès interdit.

Turin : deux musées fermés
Il existe ainsi en Italie quantité de peintures, de sculptures, de palais et d’églises, encore visibles il y a quelques années, qui sont aujourd’hui fermés au public. Comme les collections du Palazzo Madama à Turin. Protégées de façon exemplaire par Silvana Pettenati, elles sont conservées depuis janvier 1988 dans cinq énormes containers en attendant l’achèvement d’une interminable restructuration qui empêche ce musée turinois par excellence de fonctionner : "Les collections comprennent quelques pièces uniques au monde, d’une richesse étonnante : peintures, sculptures, mobilier, céramiques… en tout, 28 000 pièces invisibles", déplore Francesco Zeri. À Turin toujours, rappelons que le Musée régional des sciences naturelles n’a jamais ouvert ses portes depuis que sa création a été décidée… en 1977. Des milliers de spécimens, dont au moins 25 000 oiseaux et espèces disparues, donnés par des universités et des collectionneurs privés, sont ainsi "refusés" au public.

De même, si tout le monde connaît la salle Saturne du Palazzo Pitti, qui comprend huit Raphaël, rares sont ceux qui ont eu accès aux combles, qui renferment pas moins de deux mille tableaux ! "Nous y avons vu des toiles qu’il est insensé de garder dans des réserves, affirme Federico Zeri. Avec ces œuvres, et bien d’autres conservées dans les musées de Florence, il serait possible de constituer une extraordinaire collection de natures mortes, qui pourrait par exemple, être exposée dans l’une des villas médicéennes des environs de Florence. Le contenu et le contenant existent. Pourtant, les œuvres continuent de croupir sous les toits du Palazzo Pitti, et les villas sont désespérément vides."

Un mot magique : "restauration"
Sans oublier ce qu’Antonio Paolucci appelle "la ruine piranésienne" de Venaria Reale, ou la ruine scandaleuse du Palazzo Reale à Milan, détruit plus sûrement par la négligence que par les bombes. Ou les statues de la cathédrale d’Orvieto, aujourd’hui enfermées dans des caisses en bois entassées dans une cave. Parmi elles, dix-huit sculptures colossales, dont un Giambologna et le célèbre Ange de l’Annonciation de Francesco Mochi.

À la Pinacothèque de Brera, à Milan, les plâtres de Canova et de Giuseppe Bossi sur lesquels se sont exercés des générations d’artistes ont subi des actes de vandalisme. D’autres sculptures sont tombées dans l’oubli, comme celles que nous avons retrouvées, grâce à Francesco Poli, dans un "dépôt-cimetière" de la banlieue de Milan qui contient au moins une centaine d’exemplaires originaux de la sculpture lombarde du XIXe siècle. À Rome, les 80 000 pièces de l’Antiquarium du Campidoglio sont dans des caisses en bois entreposées au Palazzo Caffarelli et au Palazzo delle Esposizioni. Plus au sud, la coupole d’une grande église du XVIIIe siècle, située en plein centre de Naples, s’est écroulée en 1982. Jusqu’à la mosaïque Cave canem, à Pompéi, dont les multiples produits dérivés inspirent à Federico Zeri ce commentaire désabusé : "Si vous allez à Pompéi, vous pouvez en acheter une reproduction sous n’importe quelle forme : carte postale, cendrier, carreau de faïence… Mais vous ne pouvez pas visiter la maison du poète où se trouve l’original !". C’est l’une des 44 habitations, sur les 52 mises au jour à Pompéi, à être interdites au public. Pour les touristes insistants, les gardiens ont un mot magique : "restauration".

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°28 du 1 septembre 1996, avec le titre suivant : L’Italie interdite

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