La VIe Biennale d’architecture de Venise : L’architecture française fracture le Bloc

Une exposition ambitieuse sur les spécificités de l’Hexagone

Le Journal des Arts

Le 1 septembre 1996 - 823 mots

Conçue par Frédéric Migayrou, la participation française à la VIe Biennale internationale d’architecture de Venise se veut didactique et tente de discerner le fil d’une cohérence historique et conceptuelle dans la succession des générations d’architectes depuis l’après-guerre. Regroupées dans l’espace du pavillon français, les œuvres d’André Bloc, Claude Parent et Paul Virilio, Jean Nouvel, Bernard Tschu­mi, Odile Decq et Benoit Cornette, François Roche DSV & Sie, Frédéric Borel, et celles du groupe Decoï viennent illustrer l’hypothèse d’une déconstruction de l’architecture \"à la française\".

PARIS - Commissaire artistique sélectionné par le jury réuni par l’Association française d’action artistique (AFAA, Ministère des Affaires étrangères) pour superviser la participation française à la Biennale d’architecture de Venise, Fré­déric Migayrou, conseil­ler technique aux Arts plastiques de la Drac de la région Centre (mais aussi philosophe et critique d’architecture), s’est voulu ambitieux. Loin de s’en tenir, dans le cadre traditionnel du pavillon français, à un simple étalage des compétences françaises exportables, sa proposition, à travers la présentation de projets des huit concepteurs représentant trois générations d’architectes depuis l’après-guerre, offre un parcours permettant de découvrir le fil d’une cohérence théorique et historique spécifique à l’architecture hexagonale.

Sous son intitulé polysémi­que Bloc, le monolithe fracturé, elle fait remonter à André Bloc (1896-1966), fondateur de la revue L’Architecture d’aujourd’hui, sculpeur, architecte et personnalité centrale de la scène architecturale internationale, l’origine de la généalogie proposée. Ce dernier, à travers un retour néo-plasticien à une architectonique du "bloc", faite de volumes cubiques et disjoints, aurait lancé la première critique portant sur la légitimité du langage de l’architecture, qu’il soit d’inspiration classique ou moderne. Derrière l’expressionnisme des sculptures d’André Bloc, il faudrait discerner l’amorce d’une mise en crise des fondements sémantiques de l’architecture, que prolongeraient les œuvres des concepteurs sélectionnés dans une perspective qui ne serait pas très éloignée de la célèbre "déconstruction" derridienne.

L’église Sainte-Bernadette
Une fois franchie l’installation (conçue par Claude Parent) qui  marque l’entrée du pavillon français, composée – symbo­liquement – de monolithes trapézoïdaux disjoints, la scénographie (conçue par Odile Decq et Benoît Cornette) permet la découverte des œuvres les plus marquantes de cette évolution. Ainsi la maison Drusch, à Versailles, conçue en 1963 par Claude Parent (qui avait auparavant travaillé avec André Bloc), apparaît, avec son grand parallélépipède de béton et de verre basculé, comme la première traduction de cette réflexion. De même, l’église Sainte-Bernadette, conçue en 1966 par Claude Parent et Paul Virilio (alors maître-verrier et futur philosophe), poursuit par sa volumétrie fracturée et ses planchers obliques cette investigation critique du langage de l’architecture.

Plus près de nous, la filiation se poursuit avec Jean Nouvel, dont l’un des premiers projets, la maison Delbigot de Villeneuve-sur-Lot (1970-1973), avec ses sols et plafonds inclinés, reprend le concept de "fonction oblique" formulé par Claude Parent, chez qui il a fait son apprentissage. Les travaux de maturité de Jean Nouvel s’émanciperont de cette influence, sans pour autant renier la réflexion critique initiale dont ils marquent, au contraire, un certain aboutissement. Contre tout dogmatisme, l’œuvre de l’architecte trouvera en effet dans la critique de toute orthodoxie esthétique son instrument privilégié, en définissant son projet comme une réponse spécifique à chaque situation (programmatique, contextuelle) rencontrée. Ainsi, les projets pour le Théâtre de Tokyo (1987), la Tour sans fin de La Défense (1989) et le Palais des congrès de Tours (1993) illustrent la très grande liberté du langage architectural acquise par Jean Nouvel. Plus théorique, l’œuvre de Bernard Tschumi, directement influencée par la sémiologie, se définit comme une traduction assez littérale du concept philosophique de "déconstruction".

Les nouveaux enjeux du métier d’architecte
Les projets pour le Pavillon de la vidéo à Gröningen (1990), pour le Studio des arts contemporains du Fresnoy (1991) ou pour une villa à La Haye (1992) proposent l’exploration architecturale méthodique des concepts de "fracture" ou de "dissémination" avec une telle constance qu’on peut se demander s’ils ne poursuivent pas, paradoxalement, le désir de reconstituer une orthodoxie architecturale perdue. Enfin, parmi les jeunes architectes, les œuvres d’Odile Decq et Benoît Cornette, Frédéric Borel, François Roche, comme celles du groupe Décoï, donnent une dernière interprétation de cette généalogie critique, dont on ne peut cependant que constater le caractère nettement plus esthétisant, indépendamment de la qualité intrinsèque des projets.

Consé­quence vraisemblable de l’hyper-médiatisation de l’architecture durant les années quatre-vingt et de la perte concomitante des présupposés politiques qui fondaient la réflexion critique, ce constat n’infirme cependant pas l’hypothèse initiale. Il devrait plutôt inviter à reprendre la réflexion de fond et lui donner une ampleur neuve, la "déconstruction" de l’architecture se poursuivant désormais à une échelle qui dépasse, et de loin, le seul territoire de l’œuvre. L’op­position aujourd’hui criante entre une production architecturale d’élite, fortement médiatisée, et une pratique quotidienne du métier d’architecte, particulièrement difficile, peut être lue comme un symptôme de la poursuite d’un processus historique qu’il serait bon de repenser globalement, afin de pouvoir définir les nouveaux enjeux du métier d’architecte. La perspective proposée par Frédéric Migayrou nous y invite, c’est là son plus grand mérite.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°28 du 1 septembre 1996, avec le titre suivant : La VIe Biennale d’architecture de Venise : L’architecture française fracture le Bloc

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