Un regard d’outre-Manche sur des sorties de crise contrastées

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 1 octobre 1996 - 1354 mots

Enregistrer les résultats des ventes publiques de 1987/88 à 1995/96 est une chose, les traduire en statistiques et graphiques est un autre exercice. Le vrai intérêt, pour nous Français, des chiffres et tableaux d’Art Sales Index est qu’ils ont été collectés et traités en Angleterre. C’est donc un peu le regard des Anglais qui y transparaît au moment où le marché français des ventes publiques va s’ouvrir à eux.

Tous les histogrammes reproduits donnent une image claire de la période spéculative et de la crise qui a suivi, avec des écarts plus ou moins heurtés selon les spécialités répertoriées. Il faut faire les réserves d’usage tenant aux agrégats adoptés et aux modes de calcul. Les prix sont repris dans la monnaie du pays d’adjudication. Compte tenu du particularisme monétaire anglais, qui a choisi de laisser flotter la livre plutôt que de l’amarrer au SME, il faut tenir compte de l’érosion du sterling dans l’appréciation de l’évolution des chiffres d’affaires. Ainsi sur la saison 1990/1991, la livre sterling était-elle valorisée en moyenne à 9,94 F, alors que pendant la période 1994/1995, elle était appréciée à 8,11 F. Le yen ne figure pas, ce qui est paradoxal compte tenu de l’influence japonaise sur les marchés internationaux, mais logique puisque Art Sales Index ne reçoit pas d’informations de ce pays. Évidemment, cette dépréciation généralisée de la livre n’a pas été sans effet sur les acheteurs non anglais et a pu se traduire par des “délocalisations” d’achat. Les chiffres français ne distinguent pas les pièces contemporaines des œuvres modernes.

Les seuils de saisie ne sont pas mentionnés (sur ce dernier point, l’annexe méthodologique d’Art Sales Index précise qu’ils sont restés identiques avec la seule correction résultant des taux d’inflation). Il en est de même de l’étendue des données traitées (on peut supposer qu’Art Sales Index, notoriété aidant, a obtenu des informations plus complètes en 1995/1996 qu’en 1987/1988). Sous ces réserves, il est possible d’exploiter utilement ces tableaux en s’attachant à certaines spécialités et en recherchant les effets possibles de la crise. Pour cela, deux repères quantitatifs semblent pertinents : les évolutions globales des courbes par spécialité, qui rendent compte de l’historique des marchés, ainsi que la comparaison des chiffres d’affaires et des quantités de lots vendus entre la période d’avant-spéculation (saison 1987/1988) et la dernière saison analysée (1995/1996).

ART CONTEMPORAIN

En France, la situation reste incertaine
Si l’on compare les saisons 1987/1988 et 1995/1996 en considérant le nombre de pièces vendues et le produit global des ventes, une nette reprise apparaît au Royaume-Uni, une oscillation avec léger mieux en France, un retour à la stabilité aux États-Unis. En Angleterre, le nombre des lots adjugés progresse de 94 % (1 470 contre 756) et le produit vendu de 148 % (36,4 millions de livres contre 14,6 millions). L’histogramme montre que cette évolution est régulière sur les trois dernières saisons après la stagnation des années 1990/93. En France, la situation reste incertaine après un mieux en 1994/1995. Mais entre 1987/88 et 1995/96, le nombre d’œuvres vendues a progressé de 51 % (de 2 001 à 3 018), le chiffre d’affaires n’évoluant que de 6 %. Aux États-Unis, 1995/96 n’a pas encore retrouvé les niveaux de 1987/88 ; si le nombre de lots vendus augmente de 10 %, le produit reste inférieur de 7 %. On peut déduire également de ces évolutions que les prix ont fortement baissé en France, moins aux États-Unis, et qu’ils ont nettement augmenté en Angleterre (il faut toutefois compter sur l’effet de change). Les prix moyens calculés par Art Sales Index confirment ces tendances. En Angleterre, ils sont passés de 19 371 à 24 737 £ ( 27 %) entre 1987/88 et 1995/96 ; aux États-Unis, ils sont revenus de 42 963 à 36 012 $ (- 17 %) et, en France, de 51 340 à 35 924 F (- 30 %).

Il faut évidemment considérer l’ampleur respective de ces marchés en ventes publiques. En 1995/1996, les États-Unis représentent 49 millions de dollars (soit 31 millions de livres), le Royaume-Uni 36 millions de livres, et la France 108 millions de francs (soit 13,5 millions de livres). Au total, l’Angleterre aurait profité de l’après-crise pour installer sa suprématie dans ce secteur.

IMPRESSIONNISTES ET MODERNES
Les États-Unis sont sortis de la crise, les Anglais reviennent peu à peu, la France a perdu pied
Le rapprochement des quantités et chiffres d’affaires des saisons 1987/88 et 1995/96 confirme ce qui apparaît visiblement dans les tableaux. Les États-Unis ont digéré la crise (lots vendus en nombre équivalent, produits en progression de 21 %). Les Anglais peinent encore (- 34 % en lots, - 40 % en produits). La France est hélas loin derrière (- 75 % en lots, - 80% en valeur). Au plan des chiffres, les États-Unis sont loin devant (381 millions de dollars, soit 241 millions de livres) ; les Anglais totalisent 101 millions de livres, et la France 87 millions de francs (soit environ 10 millions de livres). Ce dernier chiffre semblant anormalement bas, pour corriger d’éventuelles erreurs de catégories, il est possible de cumuler les catégories contemporain, moderne et impressionniste ; cela réduit un peu les écarts mais laisse subsister la hiérarchie. Les États-Unis en tête ( 6 % en lots vendus, 15 % en produits et 468 millions de dollars de chiffre d’affaires, soit environ 296 millions de livres), les Anglais ensuite (lots vendus stables, produits - 25 % et 138 millions de livres de chiffre d’affaires), enfin les Français (- 40 % de lots vendus, - 65 % en produits et un chiffre d’affaires de 196 millions de francs, soit 24 millions de livres). Si les chiffres français sont vraisemblablement minorés – Art Sales Index couvre sans doute mieux la Grande-Bretagne et les États-Unis que la France –, ils donnent cependant la mesure des écarts qui se sont creusés.

MAÎTRES ANCIENS
Résistance aux États-Unis, progression en Grande-Bretagne, faiblesse en France
On savait que la spéculation avait moins touché les tableaux anciens. Les graphiques le confirment. Aux États-Unis, entre 1987/88 et 1995/96, le nombre de lots a décru de 10 % mais le produit a augmenté de 16 %. Au Royaume-Uni, - 8 % pour les lots mais 73 % pour les produits. En France - 27 % pour les lots, et - 80 % pour les produits. Il est vrai que les années 1987/88/89 avaient été marquées en France par des ventes importantes (Renan, Polo) qui accentuent l’effet de baisse. Ceci est manifesté par la chute du prix moyen de 259 690 F en 1987/88 à 65 989 F en 1995/96.
    Cela étant, les chiffres d’affaires sont clairs et confirment la suprématie traditionnelle de Londres (68 millions de livres en 1995/96), accompagnée d’une vive hausse des prix moyens d’adjudication (de 10 352 à 19 519 £) devant New York (49 millions de dollars, soit 31 millions de livres) et Paris (59 millions de francs, soit 7 millions de livres).

Conclusion
On est évidemment frappé par l’effacement du marché français qui, à la possible exception de l’art contemporain, ne parvient pas à s’extraire du marasme. C’est d’autant plus préoccupant que l’art français ou exécuté en France continue à être une valeur sûre quantitativement et qualitativement. Ainsi, sur 112 000 résultats enregistrés par Art Sales Index en 1995/96, 17 649 concernaient des œuvres d’artistes français (soit 16 % du total). Seule la Grande-Bretagne devançait la France avec 19 346 entrées (sans doute à cause d’une meilleure information d’Art Sales Index dans son propre pays). Quant aux records, parmi 98 œuvres ayant été adjugées à plus d’un million de livres, on trouve 42 Français (suivi de 14 Espagnols, 11 Américains, 8 Italiens et seulement 2 Anglais).

Pourquoi ne parvient-on pas à conserver ou à attirer ces pièces en France ? Il y a vraisemblablement des disparités fiscales, mais elles n’expliquent pas tout, en particulier par rapport à l’Angleterre. Il y a sans doute, globalement, un problème de savoir-faire mais aussi de moyens.

Pour terminer de façon optimiste, rappelons que ces chiffres, limités aux tableaux, œuvres graphiques et sculptures, ne prennent pas en compte les arts décoratifs dans lesquels la France a une position assez forte. On peut espérer la conserver et la développer.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°29 du 1 octobre 1996, avec le titre suivant : Un regard d’outre-Manche sur des sorties de crise contrastées

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