Alighiero e Boetti, le chaman et l’astronome

Le Journal des Arts

Le 1 octobre 1996 - 1189 mots

D’abord présentée à la Galleria Civica de Turin, le musée de Villeneuve-d’Ascq accueille une rétrospective Boetti. Plus de 60 œuvres sur le thème du temps et de l’espace, du hasard et de la nécessité, entre équilibrismes conceptuels et virtuosités objectales, par un \"chaman\" nomade errant entre l’Italie et l’Orient.

"J’ai travaillé sur le concept d’ordre et de désordre : en désordonnant l’ordre ou bien en mettant l’ordre dans certains désordres ; ou encore en présentant un ordre visible qui puisse être la représentation d’un ordre mental. Il s’agit simplement de connaître les règles du jeu : celui qui ne les connaît pas ne verra jamais l’ordre qui règne dans les choses, de même que devant un ciel étoilé, celui qui ne connaît pas l’ordre des étoiles ne verra qu’une confusion là où un astronome aura au contraire une vision parfaitement claire." L’œuvre d’Alighiero e Boetti prend son essor en 1970, au moment où Jacques Monod, prix Nobel de médecine, publie Le hasard et la nécessité, réflexions laïques d’un médecin physiologiste sur les origines de la vie. Le concept de répétition du travail et de sa prolifération en assignèrent pour un temps la recherche au groupe de l’Arte povera : de 1966 date une toile mimétique tendue sur un châssis, révision "froide" du principe de hasard et de nécessité, d’ordre et de désordre, qui présidait au dripping de Pollock. Mais Boetti, âme ludique et esprit nomade, disparu prématurément en 1994, n’est guère réductible à une seule tendance ; il appartenait plutôt à ces "magiciens de la Terre" réunis en 1989 par Jean-Hubert Martin dans une exposition mémorable du Centre Pompidou, avant plusieurs tentatives successives pour identifier des esprits créateurs au-delà d’une "géographie" de l’art aussi conventionnelle que sclérosée.

Parvenu à un certain point, Boetti s’échappa de lui-même en devenant Alighiero e Boetti, et en introduisant dans l’œuvre – tapis, tapisseries et kilims – la présence d’une troisième main. "Pour cela et pour d’autres raisons, comme le caractère asystématique de son œuvre, son recours au langage quotidien, le mouvement poétique de tant de ses opérations et une légèreté qui n’appartenait pas à certains de ses compagnons de route du Poverismo, Alighiero e Boetti reste un point de référence pour les jeunes, à commencer par le (plus très jeune) Francesco Clemente, pour suivre par la génération postérieure active à Milan, de Dallevedova à Martegnani", commente Maria Teresa Roberto, l’une des commissaires de la rétrospective présentée à la Galleria Civica d’Arte Moderna de Turin et à Villeneuve-d’Ascq.

De nombreux inédits
Après la disparition de l’artiste, les premiers à travailler sur son univers ont été Jean-Christophe Ammann, directeur du Musée d’art moderne de Francfort, et Anne-Marie Sauzeau, la première compagne de Boetti. "Le fil conducteur de l’exposition, toujours selon Maria Teresa Roberto, est la reconstitution des mécanismes de pensée qui présidaient à la recherche de Boetti. En effet, depuis sa confirmation lors de son exposition personnelle à la galerie Stein de Turin, il s’est distingué du groupe de l’Arte povera par une constante attention portée à l’aspect mental de l’œuvre, c’est-à-dire au dessin, domaine dont la rétrospective présente, à partir de 1965, de nombreux inédits. Toujours en relation avec la conceptualité marquée de Boetti, la rétrospective se déroule pour la première fois comme une histoire des œuvres considérées isolément". Si l’exposition personnelle de 1967 montrait Boetti aux prises avec des assemblages de matériaux industriels et non artistiques, la suivante fut à l’enseigne de l’antimatière, donc du dépassement de l’objectualité "pauvériste" : c’est, en 1969, Rien à voir, rien à cacher, le titre emblématique donné à un panneau de verre de 3 x 4 m. Nous sommes alors au seuil de la diaspora de l’œuvre, d’un voyage décisif en Afghanistan précédé – ce n’est sans doute pas un hasard – par l’intensification de la pratique du Mail-art, comme ars combinatoria de pensées et de timbres, de l’anxiété ludico-taxinomique propre à la Classification des mille fleuves les plus longs du monde, élaborée avec Anne-Marie Sauzeau. En respectant la théorie du chaos, du hasard et de la nécessité, cette pratique montre à quel point toute classification est vaine et compromettante, étant donné les continuels changements de débit et de longueur des fleuves (dans le cas présent). Le temps et l’espace – deux autres catégories évoquées, moquées, célébrées, "déclarées", vénérées par Boetti – partent de la grande Carte réalisée en tapisserie par des maîtres afghans en 1971 (Boetti avait ouvert une hôtel à Kaboul, le One Hotel) : "Pour ce travail, écrivait l’artiste, je n’ai rien fait ni rien choisi, au sens où le monde est fait comme il l’est et ce n’est pas moi qui l’ai dessiné. En somme, je n’ai absolument rien fait : quand émerge l’idée-base, le concept, tout le reste n’est plus à choisir."

"Pour Boetti, explique Maria Teresa Roberto, la délégation de l’exécution matérielle de l’œuvre à d’autres mains se distingue de la pratique minimaliste par la volonté de l’artiste turinois d’impliquer dans le processus de création des cultures différentes, et par l’attention portée au travail manuel et au transfert de l’artisanat sur les territoires de l’art ; cela implique, à partir de 1971, la pratique de la broderie." Reste que le travail de Boetti est à la fois le tout et le contraire du tout : de la matérialité de l’événement visible à l’impalpabilité du jeu linguistique – parfois par le biais de titres malicieux –, se développe un itinéraire parallèle ; à la recherche aussi du décalage temporel entre idéation et exécution, d’une nouvelle implication (à la portée de tous) d’autres têtes et d’autres mains invitées à intervenir, en construisant des phrases intégrées dans les schémas d’expression comme "Mettre au monde le monde" ou "Mettre les verbes à l’infinitif". Chaman à la fois unique et binaire, Alighiero e Boetti se meut entre l’Orient et l’Italie : à Gavirate, en 1979, lors d’une "Exposition personnelle collective", il fait intervenir les enfants des écoles et les habitants du lieu, choisis au hasard dans l’annuaire téléphonique ; en Californie, en 1980, ce sont les étudiants de la State University de Northridge qui réalisent, sur instructions écrites et figurées de Boetti, une mosaïque de céramique.

Les transgressions vont des œuvres publiées quotidiennement pendant cinq mois, à partir du 17 décembre 1980, et du Manifesto aux deux cent seize couvertures de revue redessinées pour 1984, œuvre présentée en 1985 aux "Rencontres internationales d’art" de Rome. D’autres écrits et combinaisons alphabétiques, ainsi qu’un bestiaire exotique en papier découpé, animent les ultimes créations de Boetti. En 1989, il dit avoir distillé "l’alchimie qui rend possible le bonheur", même s’il ne voit pas l’achèvement de la grande tapisserie Sans titre (1994) qui conclut le parcours de l’exposition, réalisée en collaboration avec l’Archivio Boetti de Rome. à partir du 26 octobre, le Frac Nord-Pas de Calais inaugurera ses nouveaux locaux à Dunkerque avec un hommage à Boetti intitulé "Harmonies combinatoires".

ALIGHIERO E BOETTI, RÉTROSPECTIVE, du 28 septembre au 12 janvier 1997, Musée d’art moderne de Villeneuve-d’Ascq, tél. 03 20 19 68 68, tlj sauf mardi 10h-18h.
Alighiero e Boetti, Harmonies combinatoires, à partir du 26 octobre, Frac Nord-Pas de Calais, 930 avenue de Rosendaël, Dunkerque, du mardi au samedi 10h-18h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°29 du 1 octobre 1996, avec le titre suivant : Alighiero e Boetti, le chaman et l’astronome

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