Forcing à la sicilienne au Japon

Procès rocambolesque à Palerme

Le Journal des Arts

Le 1 novembre 1996 - 709 mots

En 1995, deux expositions – d’archéologie et d’art moderne – ont été expédiées de Sicile au Japon afin d’être présentées à l’occasion des Universiades de Fukuoka… sans que les organisateurs japonais aient jamais demandé à les accueillir ! Cette décision unilatérale de la Région de Sicile, prise en accord avec les autorités italiennes de tutelle, était censée favoriser la candidature de Messine à l’organisation des prochaines Universiades. Après avoir, non sans difficultés, récupéré les pièces, les pouvoirs publics traduisent les responsables présumés devant les tribunaux palermitains. Giorgio de Marchis, l’expert désigné par le ministère public italien, essaie de démêler les fils de cet imbroglio et en décrit ci-dessous les péripéties.

PALERME - Une malheureuse initiative de l’assemblée régionale de Sicile a conduit l’assesseur à la Culture de la Région de Sicile, Luciano Ordile, le surintendant à l’Archéologie de Syracuse, Giuseppe Voza, le surintendant aux Biens artistiques de Rome et responsable de l’Office des exportations, Claudio Strinati, à se retrouver aujourd’hui dans le box des accusés en compagnie d’une dizaine d’autres personnes poursuivies par la procure de Palerme sous divers chefs d’accusation.

L’affaire remonte à 1995. Cette année-là, une soixantaine de pièces du Musée archéologique national "Paolo Orsi" de Syracuse sont expédiées à Fukuoka pour être exposées à l’occasion des Universiades. Elles sont accompagnées d’une sélection de peintures et de dessins de deux artistes siciliens, Renato Guttuso et Emilio Greco, appartenant à un collectionneur privé. Mais, aussi incroyable que cela puisse paraître, les organisateurs japonais des Universiades n’ont jamais exprimé le souhait d’accueillir la moindre exposition en provenance de Sicile !

Aux frais des contribuables
Cette initiative a été prise unilatéralement par l’assemblée régionale de Sicile, dans l’espoir de favoriser une hypothétique candidature de Messine à l’organisation des prochaines Universiades, en 1997. En effet, alors qu’aucune candidature de la ville n’est encore présentée officiellement ni aucuns fonds affectés à l’organisation d’une telle manifestation, décision a été prise d’envoyer une délégation à Fukuoka et deux expositions : l’une d’archéologie, l’autre d’art moderne sicilien. Toutes les pièces sont munies des autorisations légales d’exportation – y compris celle du ministère des Biens culturels – données par l’assesseur régional à la Culture, Luciano Ordile, qui depuis neuf mois répond au magistrat : "Nun saccio niente" ("je ne sais rien", en sicilien).

Les deux expositions sont expédiées aux frais des contribuables italiens, tandis que sur place, des entreprises japonaises doivent se charger de la publicité, des assurances, du gardiennage, etc. Mais, au moment où la délégation italienne s’apprête à partir, la procure de Palerme, en la personne du juge Matassa, a la curiosité de demander qui elle rassemble : pas moins de deux cent trente personnes – employés de la Région, musiciens, danseurs, présentateurs de télévision... – pour un coût total de 4,5 milliards de lires (plus de 15 millions de francs). Le juge arrête tout et bloque les fonds.

Mise sous séquestre
Les expositions sont néanmoins présentées à Fukuoka, dans l’indifférence générale ; le total des dépenses engagées atteint 350 millions de lires (1,2 million de francs). Mais la procure de Palerme bloque toujours les fonds, et neuf mois passent. Les cinq plus gros créanciers japonais délèguent comme porte-parole le transporteur Yamato Unio, qui détient les objets et fait savoir qu’ils ne seront pas restitués tant que les dettes restent impayées. La procure de Palerme exige qu’une délégation italienne se rende au Japon pour s’assurer que les pièces sont intactes. Antonio Paolucci, alors ministre de la Culture, me remet une lettre de mission, mais je fais savoir que je ne partirai pas tant que je n’ai pas la preuve formelle que les fonds ont été transférés à Tokyo et mis à la disposition de l’ambassade.

À la mi-mai 1996, la Région de Sicile parvient enfin à envoyer au Japon la somme nécessaire pour couvrir l’ensemble des frais. La commission, formée de deux carabiniers, d’un archéologue et du signataire de ces lignes, peut partir : elle voit les pièces archéologiques et atteste de leur intégrité. Embarquées à bord d’un vol Alitalia, elles arrivent en Italie où le juge Matassa les fait mettre sous séquestre, comme corps du délit. Je ne sais où ces pièces se trouvent aujourd’hui mais je propose qu’à l’issue du procès, elles soient exposées pour témoigner d’un brillant succès ministériel. Un parmi tant d’autres.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°30 du 1 novembre 1996, avec le titre suivant : Forcing à la sicilienne au Japon

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