L’art dans l’oeil de l’histoire

Engagement, idéologie et histoire

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1996 - 1587 mots

Existe-t-il un art de l’histoire au XXe siècle ? Et sous quelles conditions a-t-il pu s’exercer ? Comment le politique a-t-il affecté le modernisme ? L’exposition \"Face à l’histoire\" présentée au Centre Georges Pompidou ambitionne de répondre à ces questions complexes. Près de 500 œuvres, de 1933 à aujourd’hui, vont composer une vaste fresque dans une atmosphère millénariste.

S’interroger aujourd’hui sur les rapports de l’art et de l’histoire dans la deuxième moitié du siècle est un projet ambitieux et probablement téméraire. Il s’agit ni plus ni moins d’une équation à deux inconnues, ou pire, d’une équation dont les termes sont aveuglés, brouillés par des définitions fragmentaires et contradictoires. Depuis les premiers jours de leur union, l’art et l’histoire forment un couple aux liens incertains et par essence conflictuels, qui partage plus d’incertitudes et d’angoisses que de convictions et de solutions. Dans ce théâtre, où il y a peu de place pour la comédie, les acteurs sont innombrables et donnent tous des interprétations contradictoires. Difficile, vraisemblablement impossible, alors, de délivrer un diagnostic décisif. D’autant plus que le moment "politiquement correct" auquel une telle question surgit conditionne les termes dans lesquels elle est formulée et perçue. L’exposition préparée par Jean-Paul Ameline ne pourra éviter d’être entravée par les confusions d’une époque caractérisée tout à la fois par l’arrogance et la modestie la plus grande.

Face à face ?
Dans son intitulé, l’exposition adopte un ton dramatique que les événements du siècle justifient amplement. De la montée du nazisme à l’effondrement de l’empire soviétique, l’histoire récente offre un visage d’autant plus sombre que les vieux démons ne sont nulle part vaincus et parviennent au contraire à réapparaître au grand jour et à s’imposer ici et là. En cette fin de millénaire, il semble que l’on découvre à nouveau, avec une stupeur incrédule, la tragique continuité de l’histoire qui ne répond plus aux catégories préétablies et encore moins à l’idée de progrès. Les événements eux-mêmes se dérobent à toute lecture assurée, à toute analyse définitive. Qu’en est-il alors du regard de l’artiste moderne et de sa pertinence dans un monde abreuvé d’images ? A-t-il seulement les moyens de soutenir dans son œuvre les implications politiques et morales de l’histoire? Autrement dit, comment peut-il peindre après Auschwitz ?

Pour légitimes et primordiales qu’elles soient, ces questions ne sont pas forcément les bonnes, et il faudrait sans doute commencer par remettre en cause l’idée même de cette supposée confrontation directe et redéfinir le statut des protagonistes. Dans le catalogue de l’exposition, Régis Michel, conservateur au Musée du Louvre, dénonce le face à face de l’artiste avec l’histoire comme une fiction, une vieille mythologie. Il s’agit au contraire, selon lui, de mesurer jusqu’à quel point l’artiste, si tant est que le mot puisse conserver son sens, est dans l’histoire, "piégé, truqué, manipulé".

Piégé, en dépit de ses intentions, par un court-circuit idéologique et esthétique qui échappe à son contrôle. Et quand il s’attaque explicitement aux grands événements, son œuvre prend souvent un tour caricatural, comme s’il s’agissait d’un simple mime. Le Guernica de Picasso (dont on verra ici seulement des études préparatoires), universellement révéré avec empressement comme un chef-d’œuvre, constitue un cas exemplaire qui marque les limites de l’illusion humaniste. En le comparant aux inévitables modèles du passé que sont le Marat de David et le Radeau de la Méduse de Géricault, Régis Michel montre l’archaïsme de la position allégorique de Picasso. La proximité de l’artiste avec cet épisode tragique de la guerre d’Espagne le contraignit à une emphase héroïque qui relevait plus du cinéma ou de la bande dessinée que de la peinture. Le face à face est biaisé, et Picasso franchit le pas pour sombrer dans l’illustration pathétique qui constitue l’écueil majeur de cette question au XXe siècle.

Limites de l’engagement
Aussi problématique soit-il, le coup d’éclat de Guernica n’en a pas moins durablement marqué les esprits. Mais le contexte politique d’après-guerre n’autorise plus de telles postures héroïques, et le rêve avant-gardiste de changer le monde en changeant la peinture a du plomb dans l’aile. L’artiste engagé, s’il veut faire acte de conscience historique dans son travail même, doit reproduire à une échelle encore plus grande le paradoxe de Picasso : abdiquer purement et simplement les valeurs modernes et recourir à un langage plastique aussi explicite que possible. Selon des stratégies très différentes et avec des résultats sans comparaison, des artistes comme Joseph Beuys ou Hans Haacke illustrent les limites de ce primat accordé au politique.

Les ambitions réformatrices de Beuys furent indissociables de son programme esthétique. Sur la base d’une vision idéaliste qui prit souvent le risque de la pure démagogie, le sculpteur allemand a déployé une symbolique des formes et des matériaux dont le siècle avait cru pouvoir se passer. Manipulant avec une science consommée les archétypes contradictoires de la mythologie, il a en outre pu endosser à son tour les habits du héros, incarnant à lui seul les aléas de la mauvaise conscience allemande. Hans Haacke a, sous ce rapport, tenu un discours encore moins ambigu : l’implication de l’artiste contemporain dans le champ socio-politique se manifeste par un recours aux formes privilégiées par le capitalisme qu’il entend dénoncer. La grandiloquence de ses installations, qui ne reculent jamais devant les recettes académiques des pompiers, n’a rien à envier au réalisme socialiste d’un autre âge. L’œuvre des ex-Soviétiques Komar et Melamid joue de cette même carte sans états d’âme, en se donnant pour un détournement des règles autrefois édictées par Jdanov.

Suspicions
En réalité, cette tendance militante, qui a parfois pris des tours ironiques, a entretenu à bon compte la suspicion dont la modernité n’a cessé de faire l’objet. Dans ses expressions les plus littérales, elle espérait montrer que, contrairement à l’idéal dadaïste, tout n’était pas possible en art, et que l’on devait au contraire, pour changer le monde, revenir à l’ancienne rhétorique. L’idée que l’art ne saurait se passer de contenu – renforcée a contrario par certaines complaisances formalistes –, qu’il devait en outre délivrer un message clair, ne s’est pas imposée comme un dogme, et des artistes comme Matta ou les membres de Cobra ont, parmi d’autres, tenté un compromis entre leurs aspirations révolutionnaires et une pratique de la peinture qui échapperait à la régression.

D’autres ont prouvé que ce dilemme n’était pas inéluctable et qu’il s’agissait plutôt de redéfinir les ambitions et la portée de l’art dans ce domaine. Refusant d’aliéner leur peinture à des considérations extérieures, des peintres comme Max Beckmann ou Jean Fautrier infirmèrent les interprétations univoques que le public voulut parfois en donner. Le premier avec son triptyque intitulé Le Départ (1932-33), le second avec la série des Otages (1945), ont continué d’affirmer l’indépendance souveraine de l’art, qui croise naturellement des préoccupations universelles qui n’ont pas besoin, pour être agissantes, d’être indexées sur des faits.

Dans cette perspective, la peinture abstraite ne peut que revendiquer l’universalisme qui lui est inhérent. Comment alors interpréter le rôle qui lui est parfois donné allusivement ? Les Élégies à la République espagnole de Robert Motherwell ou L’espérance du condamné à mort (1974) de Joan Miró sont symptomatiques d’un bon vouloir qui tient la question à distance. Mais là encore, les deux démarches sont distinctes : l’artiste américain brandit l’abstraction comme un drapeau, le peintre espagnol, neuf années avant sa mort, donne à son art une inflexion romantique qui n’en affecte pas l’orientation.

Rares sont les artistes qui ont pu trouver une conjonction "naturelle" entre leur pratique et leur engagement. Les "décollagistes" comme Raymond Hains, Jacques Villéglé ou Mimo Rotella, ne déplacèrent pas seulement la question de la peinture en s’appropriant les murs de la ville. Ils trouvèrent aussi dans le même geste les témoignages bruts de la crise des valeurs occidentales, des déchirements d’une France embourbée dans une guerre coloniale d’un autre âge. Mais ces artistes montraient avant tout les rebuts, les traces improbables de l’époque, évitant du même coup de soumettre leur œuvre à un discours politique en bonne et due forme, échappant surtout à toute récupération simpliste.

Idéologie et humanitarisme
On chercherait en vain aujourd’hui semblable adéquation. Les effets de l’institutionnalisation de l’art "progressiste" sont loin d’avoir fait l’objet d’un inventaire exhaustif. Une chose est sûre : elle a réorienté la possibilité même de l’engagement vers des motifs humanitaristes en jugulant du même coup les velléités réellement subversives. Selon la formule assassine de Sigmar Polke, il se peut que l’art soit devenu d’autant plus inoffensif que les bons sentiments constituent désormais la justification solidaire des entreprises culturelles et des démarches artistiques qui les animent. "Les nouvelles réalisations de l’art in situ, note le critique américain Hal Foster dans le catalogue, s’apparentent souvent à des événements muséographiques dans lesquels l’institution importe la critique, soit comme démonstration de tolérance, soit dans un but d’immunisation."

Les combats féministes et homosexuels ont largement exploité cette donne idéologique, sans avoir conscience du piège qui leur était ainsi tendu, sous le double rapport de l’art et du militantisme. Plus que jamais depuis les vingt dernières années, nombre d’artistes se sont immergés dans l’idéologie sans trouver la possibilité de la tenir à distance. L’ethno-sociologie artistique qui s’est imposée ici et là a renversé les données du problème tel qu’on le percevait au début du siècle : c’est aujourd’hui le discours qui tend à conditionner les formes. Il n’est pas certain que, sous ce rapport, la "correction politique" soit une chance pour l’art contemporain.

FACE À L’HISTOIRE, du 19 décembre au 7 avril 1997, Centre Georges Pompidou, tlj sauf mardi 12h-22h, samedi-dimanche 10h-22h. Catalogue sous la direction de Jean-Paul Ameline, éditions du Centre Pompidou, 600 p., 390 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°31 du 1 décembre 1996, avec le titre suivant : L’art dans l’oeil de l’histoire

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