Le dénuement chic de Jean-Michel Frank

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 10 novembre 2009 - 723 mots

La Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent propose une première exposition sur l’œuvre du décorateur Jean-Michel Frank - Un portrait sensible de ce personnage proustien

Lorsque la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent s’est installée dans les anciens locaux de la maison de couture Saint Laurent au 5, avenue Marceau à Paris, l’idée d’organiser des expositions sur l’univers des deux hommes s’est imposée d’elle-même. Comme la vente historique du début de l’année l’a clairement montré, le couple Saint Laurent-Bergé portait une affection particulière au mobilier signé Jean-Michel Frank, depuis la visite du jeune Bergé chez la vicomtesse de Noailles. Aujourd’hui, les pièces du décorateur font toujours recette, et sa réputation n’est plus à faire auprès des antiquaires. Côté grand public en revanche, la figure de Jean-Michel Frank reste floue et l’exposition qui lui est consacrée se révèle la première à rendre hommage à son œuvre dans un cadre non-commercial. Placée sous l’œil attentif de l’universitaire et expert indépendant Pierre-Emmanuel Martin-Vivier, auteur d’une biographie quelque peu controversée (lire le JdA n° 242, 8 septembre 2006), cette minirétrospective aborde la carrière de Frank en deux temps. Les années 1920 d’abord, années de l’émergence de son identité : il déshabille le mobilier pour revenir à l’essentiel de la forme. Comme un écrivain qui allège son style pour un effet plus vivant, plus direct, il dépouille les meubles de leurs détails superflus et vainement décoratifs. Emblématique de ce grand nettoyage par le vide, l’hôtel Bischoffsheim des Noailles, place des États-Unis à Paris, où Frank a, entre autres, réalisé le fumoir et le boudoir en 1926.

Revenir à l’essentiel
Outre cette radicalisation de la  forme, le décorateur s’aventure dans des terrains bien différents de ceux de ses contemporains Jacques-Émile Ruhlmann, Eugène Printz ou Marc du Plantier. Peu préoccupé de définir le nouveau grand style à la française, il introduit volontiers des éléments bruts dans l’élaboration de ses pièces – bois sablé, quartz, paille, toile de jute… – tout en flattant les goûts de luxe de sa clientèle fortunée avec de l’ivoire, du galuchat, du cuir ou encore du mica. La crise de 1929 eut raison de ce radicalisme et les années 1930 (seconde partie de l’exposition) sont celles de l’adaptation à une clientèle plus large et de collaborations fructueuses (avec Salvador Dalí, Christian Bérard, Alberto Giacometti…). Frank refait face au passé et réinterprète le mobilier historique, pour là encore n’en garder que le « squelette », selon l’expression chère au commissaire Martin-Vivier. Comme il l’avait amorcé dans son ouvrage publié en 2006, ce dernier privilégie le portrait sensible de ce personnage proustien, fantôme mondain porté par une riche clientèle, qui se suicidera en 1941. Frank « était d’abord un intellectuel », et sa démarche très personnelle (un intérieur dénué de traces du passé pour mieux supporter la douleur du présent) s’accordait parfaitement à la tabula rasa préconisée par les avant-gardes de l’époque.
La configuration des lieux ne permettant pas une approche clinique et strictement chronologique (et c’est tant mieux), la scénographie s’applique à recréer des atmosphères. Sans surprise, on retrouve plusieurs pièces provenant de la vente Bergé-Saint Laurent dont une table d’appoint plaquée en ivoire (vers 1929) et une table basse en placage de mica (vers 1929). Sans doute plus connu sous sa déclinaison en tissu blanc, le fauteuil cubique de la ligne Confortable est ici présenté dans sa version en cuir façonné par la maison Hermès. Manque toutefois le canapé… Mais le principal propos du commissaire est de rappeler l’influence de Frank sur les codes de la décoration contemporaine tant dans les coloris (blanc et beige) que dans le dépouillement. À tel point que ses modèles sont aujourd’hui devenus des standards, et même des archétypes anonymes si l’on en juge l’empressement avec lequel les créateurs contemporains s’en sont emparés pour leur propre compte. Martin-Vivier cite pour exemple Ikéa qui, « sans le savoir […] a imposé son vase, ce fameux bac à accumulateur en verre que Frank avait déniché chez un électricien ». En attendant une véritable rétrospective à la mesure du talent de l’homme , les visiteurs pourront eux aussi revenir à l’essentiel.

JEAN-MICHEL FRANK. UN DÉCORATEUR DANS LE PARIS DES ANNÉES 30, jusqu’au 3 janvier 2010, Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, 5, avenue Marceau, 75016 Paris, tél. 01 44 31 64 31, www.fondation-pb-ysl.net, tlj sauf lundi 11h-18h. Catalogue, éd. Norma, 140 p., 160 ill., 35 euros, ISBN 978-2-915542-23-3

JEAN-MICHEL FRANK
Commissaire : Pierre-Emmanuel Martin-Vivier, expert indépendant et enseignant à Paris-IV Sorbonne
Scénographie : Jacques Grange

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°313 du 13 novembre 2009, avec le titre suivant : Le dénuement chic de Jean-Michel Frank

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