Patrimoine - Afghanistan

Sauvetage in extremis à Kaboul

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1996 - 1426 mots

KABOUL / AFGHANISTAN

Des efforts héroïques ont permis de mettre temporairement à l’abri ce qui reste des collections du Musée de Kaboul, jadis l’un des plus beaux d’Asie centrale. Alors que 95 % des pièces les plus remarquables ont été pillées au cours des quatre dernières années, une opération de sauvetage a été montée en secret au mois de septembre pour transférer les œuvres restées au musée, un bâtiment très exposé dans les faubourgs de la capitale, jusqu’à un refuge relativement sûr, l’ancien hôtel Kaboul, situé en plein centre ville. Cette évacuation, soigneusement préparée, était presque achevée lorsque les talibans se sont emparés de la capitale afghane, le 27 septembre.

KABOUL - Sur les 70 chefs-d’œuvre illustrés dans le guide du Musée de Kaboul publié en 1974, 56 ont été pillés, et l’essentiel des collections a déjà été écoulé sur le marché noir, via le Pakistan. Ainsi, une spécialiste assure avoir vu à Islamabad quatre médaillons de Begrâm (Ier siècle) provenant du musée, proposés à la vente pour 150 000 dollars (800 000 francs). Cependant, depuis le mois de septembre, les vestiges des collections du musée afghan ont été transférés dans l’ancien hôtel Kaboul. Le hall d’entrée a été transformé en dépôt pour les fameux bois sculptés du Nûristân (statues, piliers, portes et sièges), tandis que la grande salle à manger était divisée en "magasins" plus petits, grâce à des cloisons de briques et des portes d’acier prises au musée. Neuf chambres de l’hôtel servent aujourd’hui de bureaux.

Situé à Daroulaman, à une dizaine de kilomètres au sud du centre ville, le Musée de Kaboul est placé sur la ligne de front entre factions rivales, et le contrôle de la localité a régulièrement changé de mains depuis 1992. Malgré les courageux efforts du personnel pour protéger le bâtiment et ses précieuses collections, il a essuyé plusieurs tirs de roquettes et a été mis à sac plusieurs dizaines de fois. Il est probable que 95 % des 550 objets exposés dans les vitrines au moment de la fermeture du musée, en 1992, ont été pillés. La moitié environ des dizaines de milliers de pièces d’importance secondaire, conservées dans les réserves, ont subi le même sort, d’après les estimations de l’Américaine Carla Grissman, représentante de la Society for the Preservation of Afghanistan’s Cultural Heritage à Kaboul, jusqu’à l’arrivée des talibans. C’est pourquoi, au début de 1996, la direction du musée a décidé de transférer ce qui restait des collections dans le centre de Kaboul. Après examen de plusieurs refuges possibles, c’est l’hôtel Kaboul, vaste bâtiment de trois étages construit par les Sovié­tiques dans les années cinquante, qui a été choisi.

Fermé depuis plusieurs années, il était abandonné, dépouillé de tout son mobilier et partiellement endommagé par l’explosion d’un dépôt de munitions voisin qui avait soufflé toutes ses vitres. L’ensemble de l’aile droite a été louée au ministère de la Culture pour 60 dollars par mois, et les travaux de transformation ont commencé au mois de juin. Toutes les fenêtres ont été murées, en prenant soin d’y aménager de minces fentes pour laisser filtrer la lumière, la capitale afghane étant pratiquement dépourvue d’électricité.

Dans le même temps, les objets restants à Daroulaman ont été enregistrés et emballés, processus long et difficile compte tenu de l’état des lieux. Ce travail a réservé quelques trop rares bonnes surprises, toutes les pièces retrouvées, ou peu s’en faut, ayant été réduites à l’état de fragments.

Partis en fumée
Le trône d’ivoire de Begrâm, exhumé dans les années trente par les archéologues français dans le palais d’été du roi Kushân (IIe siè­cle), a été retrouvé brisé en morceaux. Ses treize panneaux sculptés ont été arrachés par les pillards, et des centaines de morceaux de médaillons grecs jonchaient le sol : pas un seul objet de la collection de Begrâm n’est resté intact. La statue de marbre du IIIe siècle av. J.-C. provenant d’Aï Khanoum (autre fouille française) a perdu sa tête, que l’on a ensuite retrouvée, brisée, dans une autre salle. Plusieurs inscriptions du grand temple de Surkh Kotal (IIe siècle) étaient intactes, mais tous les chapiteaux corinthiens si merveilleusement sculptés ont été volés. La superbe statue de l’enfant sacrifiant de Païtava (IIe-Ve siècle) a également disparu : il n’en reste que la main gauche, tenant un bol à offrande. Les bronzes et les céramiques islamiques de Ghaznî (Xe au XIIIe siècle) ont été majoritairement détruits par le feu. La quasi-totalité des 35 000 monnaies a été pillée, y compris les monnayages exceptionnels retrouvés à Koundouz et Aï Khanoum. Les quinze sculptures et effigies funéraires en bois, en provenance du Nuristân, sont miraculeusement intactes, de même qu’une partie des pièces nouristani des collections ethnographiques. En revanche, une bonne partie des colonnes, des portes et des sièges a servi à alimenter le feu pour les "gardes" préposés à la surveillance du musée…

Une semaine de déménagement
Au total, du 22 avril au 17 août, 3 311 objets ont été enregistrés et 771 photographiés. Le personnel a travaillé dans des conditions extrêmement difficiles, sous la direction de M. Presham et de son adjoint Nadjiboullah Popal, la route reliant Daroulaman à Kaboul étant régulièrement soumise à des tirs de roquettes. Le bus transportant le personnel a même été la cible délibérée d’une attaque des troupes talibans, à deux reprises au mois de juillet. Travailler dans le musée n’était guère plus sûr : le 18 août, le bâtiment a été touché par un tir direct des talibans, qui a perforé le toit et endommagé la mosquée de Lashkari Bazar, remontée dans une salle du musée.

Le déménagement des collections s’est déroulé du 1er au 8 septembre, à l’aide d’un camion fourni par la garnison de Daroulaman, sous la protection armée de six hommes de la Police spéciale. Les opérations d’évacuation ont dû être suspendues le 9 septembre en raison de l’intensification des tirs d’artillerie, qui n’ont cessé jusqu’à l’arrivée victorieuse des talibans, le 27 septembre. Au total, 275 caisses et 258 pièces de grandes dimensions ont été évacuées, soit environ 85 % des collections encore au musée. Ne sont restés à Daroulaman qu’un petit nombre de très grandes pièces – plus difficiles à déplacer, même pour des pillards bien équipés – et des objets de moindre importance. L’une des locomotives 1920 du roi Amanoullah a également été laissée sur place, la seconde ayant été récemment démantelée pour en récupérer le métal.

L’arrivée des talibans
Outre ce qui a été évacué en septembre, quatre autres trésors des collections avaient été mis en lieu sûr auparavant. Ainsi, le trésor de Tella Tépé – 22 000 pièces d’or datant du Ier siècle av. J.-C. exhumées lors de fouilles soviéto-afghanes, en 1978 – a été mis à l’abri dès 1989 dans les caves du palais présidentiel. Ce dernier a été bombardé et endommagé par les combats, mais un haut fonctionnaire du ministère de la Culture a certifié, à la mi-septembre, que l’or de Tella Tépé était en sûreté. Les monnaies d’or et d’argent du trésor de Tépé Marandjan, datant du IVe siècle et découvertes dans un monastère bouddhique, ont été déposées en 1993 dans les caves de la Banque centrale. Le gouverneur de cette institution, contacté au début du mois de septembre, a également assuré que le trésor y était toujours en lieu sûr. En 1993 toujours, de grandes pièces – y compris les sculptures en terre cuite peinte du Fondukistan – ont été mises à l’abri dans le bâtiment central du ministère de la Culture, au centre de Kaboul. Enfin, des miniatures islamiques du XVe au XVIIIe siècle, ainsi que des corans enluminés ont rejoint les Archives nationales, au cœur de la capitale, en 1993.

Lorsque Kaboul a changé – provisoirement… – de maîtres, le 27 septembre, les seize gardiens de l’hôtel Kaboul ont été remplacés par des guerriers talibans. Le nouveau ministre de la Culture, Mollah Mouhammad Moutaqi, a donné toutes les assurances possibles à la Society for the Preservation of Afghanistan’s Cultural Heritage que les collections seraient en sécurité.

D’autres, toutefois, sont moins confiants : Abdoul Rahim Ghafour­zaï, vice-ministre des Affai­res étrangères du gouvernement déchu, a déclaré le 16 octobre, devant le Conseil de sécurité des Nations-Unies : "Des objets, statues et peintures anciens, irremplaçables, du Musée de Kaboul ont été détruits par le feu ou mis en pièces". Compte tenu de leur ultra-fondamentalisme, certains craignent que les guerriers talibans ne respectent guère les objets non-islamiques. Or, la position stratégique de l’Afghanistan, au carrefour de l’Asie et de l’Occident, fait qu’une grande partie des objets du musée relève des civilisations grecque, bouddhiste, hindoue, etc. Aujourd’hui, les combats se poursuivent autour de Kaboul…

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°31 du 1 décembre 1996, avec le titre suivant : Sauvetage in extremis à Kaboul

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