Oublier la matière

Regard contemporain sur Medardo Rosso

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 janvier 1997 - 894 mots

Un temps proche de Rodin, Medardo Rosso est perçu, en France tout au moins, comme un simple épigone, un sculpteur \"impressionniste\". La rétrospective présentée à Saint-Jacques-de-Compostelle entend démentir ces idées reçues et montre toute l’actualité de son œuvre.

"L’apparente fragilité et sensibilité de son travail a permis à Rosso de produire deux effets historiques importants. Le premier est qu’il a rendu possible la pratique de la sculpture comme une discipline d’investigation. […] Le second tient à son rejet de l’activité sculpturale conçue comme énergique, virtuose et même démonstrative." Tels sont, selon Tony Cragg, qui rend hommage au sculpteur dans le catalogue, les termes dans lesquels peut se mesurer l’influence de Medardo Rosso (1858-1928) sur la sculpture du XXe siècle. Et ce n’est naturellement pas par hasard si, aux côtés d’autres sculpteurs comme Giovanni Anselmo, Juan Muñoz ou Thomas Schütte, il souligne ainsi l’importance de l’artiste italien, dont la rétrospective, proposée par Gloria Moure, est présentée dans un centre d’art contemporain. L’infortune critique dont Medardo Rosso a longtemps été victime est peu à peu corrigée par des historiens et par l’intérêt, libre des grilles de lectures historicistes, que lui témoignent les nouvelles générations d’artistes.

"Tout bouge"
Spécialiste de Rosso, Luciano Caramel a organisé plusieurs expositions qui ont sorti son œuvre de l’oubli relatif dans lequel elle était tenue en dehors de l’Italie, et Giovanni Lista, pour sa part, a publié en 1994 aux éditions de L’Échoppe deux essais qui réévaluaient sa place dans la sculpture moderne. C’est peu de dire que l’ombre portée par Rodin a causé du tort, spécialement en France, à cette œuvre singulière que l’on a hâtivement et maladroitement rangée sous la bannière de l’Impressionnisme – façon inconsciente, sans doute, d’en déprécier la singularité et la modernité. Les dates suffisent à écarter ce lien trompeur et, plus encore, la nature même de sa sculpture, malgré l’admiration d’Edgar Degas qui le situe loin de l’esthétique impressionniste. Soulignant l’aspiration de Rosso à la vérité, qui transparaît en particulier dans ses premières œuvres, Luciano Caramel rapproche son œuvre du vérisme et du naturalisme. Non seulement les thèmes tirés de la vie quotidienne qu’il développe l’y rattachent, mais surtout son souci de faire se croiser en une même forme des données objectives et subjectives.

Ce souci est manifeste dans une œuvre-clé comme La Portinaia (La Concierge, 1883) qui est à la fois un portrait psychologique d’une rare intensité et une tentative de comprendre la forme dans la continuité de la lumière. À cet égard, Impression d’Omnibus (1883-84) est plus explicite encore : entre un corps et un autre, l’argile remplit les intervalles qui devraient, en principe, rester vides. Il ne s’agit pas, pour Rosso, de qualifier ces espaces intermédiaires, mais de mettre en valeur les connexions rendues nécessaires par la lumière et la vie entre une forme et une autre. "Tout bouge", avait-il coutume de dire bien avant que les Futuristes ne fassent du mouvement leur cheval de bataille. Rien de moins illusionniste, pourtant, que ces bustes d’une inquiétante étrangeté, comme Bambino malato (Enfant malade, 1899-92) ou Madame X (vers 1900), qui échappent finalement à la gangue de la matière.

"Plus d’air, plus de lumière, plus d’espace !"
En effet, corollaire à l’éloge du mouvement et de la lumière, Rosso professait inlassablement qu’il s’agissait pour lui "d’oublier la matière". L’oublier, c’est-à-dire la transcender, et non pas la nier dans un esprit volontariste qui aurait fait de lui un avant-gardiste inquiet du dogme. Cet aspect rend son travail curieusement moderne et lui donne aussi une paradoxale résistance au temps. Quand ses contemporains, défiant l’éternité, privilégiaient le monumental ou le marbre, Rosso choisissait au contraire de réaliser ses œuvres dans des dimensions modestes, avec une prédilection pour la cire et le plâtre auxquels il conférait ainsi une nouvelle dignité. Matériaux incertains, soumis de façon tangible aux impulsions maîtrisées de l’artiste, ils éloignent à jamais la tentation de la statuaire et du décoratif et renforcent encore la profondeur inattendue de ses tranches de vie sculptées.

Tout se passe alors comme si rien n’était jamais fini, comme si ces têtes ou ces groupes de figures, qui semblent avoir survécu à des catastrophes d’un autre âge, possédaient la capacité de revivre d’un instant à l’autre. La fascination qu’ils exercent doit beaucoup à leur double aspect presque archéologique et hallucinatoire, que les photos exaltent parfois. Comme Rodin ou Brancusi, Rosso portait une grande attention à leur reproduction photographique. S’il ne manipulait sans doute pas lui-même la caméra, il dirigeait de près les prises de vue et intervenait directement sur les tirages. L’exposition de Saint-Jacques en présente un certain nombre, qui proviennent tous du Musée Rosso de Barzio. Ils témoignent encore de ses mêmes préoccupations sur la lumière et le point de vue, sur les liens étroits entre l’air, la lumière et l’espace que, beaucoup plus que suggérer, il voulait susciter et rendre manifestes au spectateur. "L’œil, disait-il en 1923, est une seconde lumière". Le projet de Medardo Rosso n’est pas inachevé : il demeure un work in progress  dont la pertinence ne peut pas échapper aujourd’hui à notre regard.

MEDARDO ROSSO, RÉTROSPECTIVE, jusqu’au 23 février, Centro Galego de Arte Contemporanea, Saint-Jacques-de-Compostelle, tlj sauf lundi 11h-20h, dimanche et fêtes 11h-14h. Catalogue (versions espagnole et anglaise) sous la direction de Gloria Moure, avec des contributions de Francisco Calvo Serraller, Luciano Caramel, Giovanni Anselmo, Tony Cragg, Luciano Fabro, Juan Muñoz, et une anthologie d’écrits du sculpteur.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°32 du 1 janvier 1997, avec le titre suivant : Oublier la matière

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