L’architecture, monument vacillant d’une culture en crise

La modernité dans tous ses états

Le Journal des Arts

Le 1 février 1997 - 1625 mots

Placée sous l’autorité de l’historien spécialiste de l’architecture contemporaine Jean-Louis Cohen, l’exposition organisée par le Musée national des monuments français sur le thème de l’architecture des années trente offre une somptueuse plongée dans la complexité des débats esthétiques et politiques qui caractérisa l’avant-guerre. Sans aucune complaisance pour la résurgence d’une architecture monumentale liée à l’essor des régimes autoritaires, elle invite néanmoins à tirer un bilan nuancé des principaux débats qui animèrent alors la production architecturale, marqués par le clivage opposant architectes « modernistes » et « traditionalistes ».

Plus que la simple apparition d’une marque distinctive qui permettrait, superficiellement, de parler de style, l’architecture des années trente est le produit d’une conjoncture historique exceptionnelle. Entre une crise économique de grande ampleur et les premiers soubresauts de la Deuxième Guerre mondiale, projets de réforme politique et stratégies artistiques se téléscopent avec une intensité que le siècle ne connaîtra plus, sur fond de montée en puissance des régimes autoritaires, soviétique et italien d’abord, puis allemand et espagnol. Mise en œuvre de politiques de construction de logements et d’équipements sociaux à vaste échelle, nouveaux programmes liés au développement de l’industrie et des loisirs, croissance urbaine, affirmation de l’État comme autorité administrative, ou encore modernisation des techniques de construction, avec la banalisation du béton armé et de la construction métallique, sont autant de facteurs qui se conjuguent pour susciter des solutions architecturales ou urbaines novatrices.

Corollairement, dans le domaine des idées, l’ébranlement n’est pas moindre. Les pensées de Marx, de Freud, de Nietzsche ou de Bergson (pour n’en citer que quelques-unes parmi les plus célèbres) se diffusent largement dans l’intelligentsia européenne – en particulier chez les architectes –, de même que les œuvres poétiques ou littéraires de Stéphane Mallarmé, James Joyce ou Robert Musil. La démultiplication des techniques et des sciences met en cause le rationalisme et l’anthropocentrisme hérités de la Renaissance. L’idée d’un monde gagné par la complexité et la perte de sens s’impose à l’époque comme un leitmotiv. En France, Paul Valéry parle de « crise de l’esprit », tandis qu’à la suite de Nietzsche retentit encore le « Dieu est mort, tout est possible ! » de Dostoïevski, préfigurant Dada. Expression privilégiée du pouvoir, religieux ou institutionnel, et témoignage de l’autorité traditionnelle, l’orthodoxie architecturale toujours professée par l’Académie est brutalement mise en cause par l’irruption de ces «  Temps nouveaux  » prophétiquement annoncés par Le Corbusier. Cultes du mouvement et de l’absence, de la machine et de la fonction viendront dorénavant se substituer antithétiquement à l’autorité séculaire de l’ordre classique.

Le charisme de Le Corbusier
À la pointe de cette vaste révolution intellectuelle et esthétique, toutes les nations – à l’exception notable des États-Unis – possèdent un pôle avant-gardiste radical, héritiers de Marinetti et du Futurisme en Italie, de Maïakovski et du Constructivisme en Union soviétique, du Bauhaus et du Fonctionnalisme en Allemagne. Avec la personnalité charismatique de Le Corbusier, la France possède également un infatigable propagandiste de la modernité, poursuivant sans relâche sa croisade pour le développement d’une architecture et d’un urbanisme déduits d’une inspiration machiniste et fonctionnaliste.

Ces divers courants d’avant-garde produiront quelques-uns des plus remarquables archétypes de l’architecture contemporaine. Ainsi le pavillon allemand conçu par Mies van der Rohe pour l’Exposition de Barcelone (1929), faisant d’un bâtiment provisoire un exercice d’architecture pure, dans lequel parois de marbre et de verre librement disposées sous une longue toiture plate portée par des pilotis éliminent toute notion de centralité pour définir a contrario – et comme paradigmatiquement – une spatialité ouverte et labyrinthique qui n’oppose plus au regard qu’un jeu infini de reflets et de transparences.

Conçue par Le Corbusier, la villa Savoye de Poissy (1931) apparaît comme la traduction la plus aboutie des « cinq points de l’architecture moderne » formulés en 1927 par l’architecte : pilotis, toit-terrasse, plan libre, façade libre et fenêtre en longueur. Une topologie des espaces se substitue à l’ancienne géométrie des tracés pour définir la dynamique d’une « promenade architecturale » croisant intériorité et extériorité spatiale indépendamment de la structure porteuse constituée des pilotis en béton. Ainsi, la villa offre un parcours continu menant du rez-de-chaussée, totalement décollé et accessible à l’automobile, à la terrasse- jardin située au premier, par l’intermédiaire d’une rampe inscrite au centre du plan. À ces diverses influences, la «  maison de verre  » de Pierre Chareau et Bernard Bijvoet (1931) ajoutera une pointe de poétique constructiviste. Non seulement s’y retrouvent les thèmes du plan libre et de la transparence « phénoménale » (selon la formulation de l’historien et critique Colin Rowe), mais en outre, entièrement construite en métal, la maison ressemble à un mécano sophistiqué – chaque élément étant constitué d’une multitude d’autres, tous dessinés sur mesure – de sorte que son unité semble en permanence s’évanouir dans la somme quasi infinie de ses parties.

Derrière ces œuvres phares, toutes les nations possèdent également un fort pôle architectural qui tente d’imposer dans les faits ce que d’autres proclament dans les manifestes de manière utopique, traduction dans le domaine de la création du clivage réformisme-révolution qui traverse la pensée politique d’alors. Nombreux sont les architectes qui dissimulent, derrière des expressions plus conventionnelles, de véritables avancées techniques ou typologiques, ou qui, tout simplement, se refusent à opposer modernité et tradition, travaillant à la définition d’expressions médianes. Aux États-Unis, les plus célèbres gratte-ciel new-yorkais, qui marqueront durablement l’imaginaire de l’époque, tels le Chrysler Building (1930), l’Empire State Building (1930), le Daily News Building (1930 ) ou le Rockefeller Center (1937) de Hood, dont l’esthétique évolue du néo-gothique au néo-classicisme en passant par l’Art déco, témoignent d’une modernité bien plus factuelle qu’idéologique. En Europe, la configuration est similaire. En France, la personnalité d’Auguste Perret, dans l’atelier duquel Le Corbusier commença sa carrière, illustre ce refus de renier la tradition. Inspirée du rationalisme constructif de Viollet-le-Duc, son œuvre est tout entière guidée par le souci de concilier le vocabulaire classique à l’emploi du béton armé.

Virtuoses transgressions
Dans le domaine de la construction publique, l’apparition d’un certain nombre de programmes d’équipements sociaux et administratifs donnera l’occasion aux architectes de transformer sensiblement le paysage architectural français. Ainsi, si la célèbre école de Villejuif (1933) conçue par Lurçat ou encore la Maison du peuple de Clichy (1939) de Lods, Beaudoin, Bodiansky et Prouvé témoignent d’une grande audace, les apparences plus solennelles des façades de l’hôtel de ville de Boulogne-Billancourt (1936) de Tony Garnier ou celle de l’hôtel des Postes de Lyon (1938) de Roux-Spitz masquent diplomatiquement le caractère novateur des vastes espaces intérieurs inspirés de l’architecture industrielle. En Finlande, l’élégant classicisme de la bibliothèque de Stockholm (1927) de Gunnar Asplund n’interdira pas à ce dernier quelques virtuoses transgressions, ainsi qu’en témoigne le bâtiment pour l’exposition de Stockholm (1930), tout de verre et d’acier.

Mais c’est sur le terrain de la représentation institutionnelle que s’exacerbera l’opposition entre « modernes » et « classiques ». Si l’Union soviétique s’est ouverte, durant les années vingt, aux audaces de l’avant-garde permettant par exemple à Le Corbusier de bâtir le ministère de l’Industrie légère à Moscou (1930), le concours pour le palais des Soviets de 1933 marquera la fin des espoirs que les architectes progressistes pouvaient placer dans le régime soviétique.
En consacrant le projet de Iofan, également auteur du pavillon soviétique de l’Exposition de 1937, celui-ci fait le choix d’une représentation académique rétrograde qui deviendra dès lors officielle et que populariseront les célèbres aménagements du métro de Moscou.

En Allemagne, le mouvement est le même, et les projets d’Albert Speer pour Berlin inscriront, sur fond de colonnades austères et de perspectives grandioses, la mégalomanie de Hitler sur le sol germanique. En Italie, le débat sera beaucoup plus subtil, car le régime fasciste est déjà installé quand se développe le mouvement moderne qui ne peut, comme en Allemagne, être associé au précédent régime démocratique. Ainsi, les architectes du groupe « 7 » (Luigi Figini, Guido Frette, Sebastiano Larco, Gino Pollini, Carlo Enrico Rava, Adalberto Libera et Giuseppe Terragni) revendiquent le nouveau rationalisme qu’ils défendent comme un « style » authentiquement fasciste, dont le but n’est pas de rompre avec la tradition mais plutôt de la renouveler. Progressivement, cependant, les traditionalistes – dont les chefs de file sont Giovanni Muzio et Marcello Piacentini – gagneront la bataille d’influence auprès de Mussolini et trouveront une consécration officielle dans le monumental projet pour l’Exposition universelle de Rome programmée pour 1942, dont le célèbre Palazzo della Civilita, grand cube blanc percé de 216 arcades, reste la réalisation la plus marquante.
Dernière illustration de ce chassé-croisé entre « modernité » et « tradition », signe d’une interrogation traversant toutes les nations industrialisées et non seulement celles où prospèrent les régimes autoritaires, les réalisations américaines et françaises sont aussi marquées par le retour d’une architecture académique. À Washington, de nombreux édifices institutionnels inspirés d’un classicisme « impérial » romain, tels le Supreme Court Building ou la National Gallery of Arts, traduiront dans le domaine architectural le très démocratique New Deal de Roosevelt. En France, le face-à-face grandiloquent des pavillons soviétique (de Iofan), allemand (de Speer) et du palais de Chaillot lors de l’Exposition de 1937 (voir encadré), symbolisera toutes les contradictions de l’époque en même temps qu’il annoncera les tragédies à venir. Des trois, seule a survécu la maladroite quoique bienveillante perspective du Trocadéro. Protégé derrière les hautes fenêtres du palais de Chaillot et près de soixante ans après l’inauguration de ce dernier, le Musée national des monuments français était certainement l’endroit le plus approprié pour organiser cette vaste et instructive rétrospective.

ANNÉES TRENTE, L’ARCHITECTURE ET LES ARTS DE L’ESPACE ENTRE INDUSTRIE ET NOSTALGIE, jusqu’au 15 avril 1997, Musée des monuments français, tlj sauf mardi 10h-18h, entrée 35 F, tarif réduit 23 F. Catalogue Éditions du Patrimoine/Caisse nationale des monuments historiques et des sites sous la direction de Jean-Louis Cohen, 264 p., 290 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°33 du 1 février 1997, avec le titre suivant : L’architecture, monument vacillant d’une culture en crise

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