L'actualité vue par

Umberto Eco, essayiste et romancier

« Toute liste présuppose un \" et cætera \"»

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 27 octobre 2009 - 1695 mots

Essayiste, universitaire spécialisé en sémiologie et romancier, Umberto Eco est le grand invité du Musée du Louvre pour une saison placée sous le thème de la « Liste ». Expositions, lectures, colloques, conférences ou encore musique filmée, le programme organisé par l’Auditorium du musée donne déjà le vertige. Dans son ouvrage Vertige de la liste (1) qui accompagne la manifestation, Umberto Eco dresse l’inventaire de toutes les listes littéraires qui l’ont passionné, et le passionnent toujours, en citant in extenso Homère, Rabelais, Perec ou Prévert. Le tout illustré de tableaux foisonnants d’activité, véritables listes visuelles. Umberto Eco commente l’actualité.

Pour illustrer cette idée du « vertige de la liste », vous avez recherché des « et cætera visuels », avec l’aide d’Anna Maria Lorusso et de Mario Andreose. Comment avez-vous opéré cette sélection ?
Quand j’ai choisi ce sujet de la « Liste », je pensais évidemment aux listes verbales, aux listes littéraires, car c’est un thème qui me fascine depuis longtemps – j’ai mis beaucoup de listes dans mes romans. Mais au moment de préparer cette saison au Louvre, qui est un lieu d’objets éminemment visuels, nous avons dû nous demander ce qu’était une liste visuelle. Car toute liste présuppose un « et cætera ». Une sculpture ne présuppose aucun « et cætera », elle est finie dans l’espace. De même pour le tableau, il a un cadre au-delà duquel on ne peut pas aller. Peu à peu, en commençant par les tableaux du Louvre, et ensuite dans les musées et dans le monde, nous avons fini par trouver des tableaux qui disent « et cætera », qui disent « ce que vous voyez ici n’est pas tout ce qu’on veut vous dire, il y a davantage ». À commencer par les tableaux de [Giovanni Paolo] Panini. Cet Italien du XVIIIe siècle n’était pas forcément un grand peintre, mais il a pour caractéristique d’avoir continuellement peint des tableaux qui représentaient des galeries de collections de tableaux. Et ces galeries donnent clairement l’idée qu’elles continuent à l’infini, et chaque mur et même le plafond, tout est rempli de tableaux. On devine alors qu’au-delà se déploient un million d’autres tableaux.

Dans Vertige de la liste, vous citez longuement Paul Valéry qui se dit oppressé par la gloutonnerie des musées. Est-ce un sentiment que vous partagez ?
Il y a dans l’idée du musée un élément de gloutonnerie. Car le musée est né de la collection privée de patriciens romains qui voulaient tout ramasser et pillaient partout. Le musée contemporain est né de pillages – regardez toutes les œuvres égyptiennes détenues par le British Museum [à Londres]. Le désir du musée serait donc de tout avaler. Mais contrairement à Paul Valéry qui se dit opprimé par le musée, par sa tristesse, je pense que cette institution, aujourd’hui, organise ces objets, aide le visiteur à les comprendre, à faire des parcours particuliers. Il est donc un peu moins ce fatras d’objets qu’il était auparavant.

Pour résoudre leurs problèmes financiers, les musées américains ont la fâcheuse habitude de mettre en vente à prix fort leurs chefs-d’œuvre. Les collections publiques françaises sont en revanche inaliénables. Pensez-vous qu’un musée doive être une liste qui ne peut et ne doit que s’allonger, ou peut-il constituer une liste pratique qu’il faut revoir et corriger de temps à autre ?
Cela dépend des musées. La plupart des musées aux États-Unis sont privés et peuvent faire ce qu’ils veulent. Dans des pays comme l’Italie, la France, l’Angleterre ou l’Allemagne, les musées représentent un capital collectif ; il est donc très difficile d’imaginer la vente d’une œuvre. Mais il y a un problème tragique, au sujet duquel nous avions discuté avec de grands critiques tel Federico Zeri : les réserves des musées contiennent dix fois plus d’objets que ce que l’on peut voir dans les galeries d’exposition. C’est du gaspillage, car il y a des chefs-d’œuvre qui restent toujours cachés. Le musée pourrait, en ce sens, s’élargir dans l’espace, c’est-à-dire établir d’autres endroits pour montrer les choses qu’il cache. Puis il y a cette autre idée, l’une de mes obsessions : la possibilité d’un musée qui serait restructuré tous les six mois autour d’un seul ouvrage. L’expérience a été réalisée au Palais des beaux-arts de Bruxelles, et cela nous a coûté deux ans de travail ! Au cours de l’année consacrée à l’Italie [« Europalia Italia » en 2003], on a réalisé le musée dont je rêvais. On a pris un tableau, la Vénus d’Urbino du Titien, et tout le reste du musée servait à comprendre ce tableau [« La Vénus dévoilée, les secrets d’une œuvre exceptionnelle de Titien »]. C’est-à-dire qu’il y avait un parcours qui menait au tableau central et au cours duquel les autres tableaux accrochés avaient pour seule fonction d’expliquer l’œuvre du Titien. Nous avions par exemple recherché les objets qui sont représentés dans le tableau auprès d’autres musées. Celui qui arrivait au bout du parcours à la Vénus du Titien avait compris. Il avait compris l’époque, le moment historique, etc. Dans les salles qui suivaient, il y avait l’héritage, tous les autres tableaux inspirés par la Vénus de Titien. C’était beau, évidemment, mais je ne crois pas qu’un musée puisse réaliser cela chaque année, car c’est un travail énorme. Mais l’idée que le musée puisse d’une certaine façon se restructurer en employant ce que contiennent ses réserves, devrait, selon moi, être prise en considération.

Les œuvres que vous avez sélectionnées pour l’ouvrage qui accompagne sous la forme d’un vade-mecum cette saison au Louvre se caractérisent par leurs fourmillements visuels. Comment les artistes contemporains se distinguent-ils ?
Cette idée de la liste domine d’une façon concrète tout l’art contemporain, chez [Christian] Boltanski, Annette Messager, [Damien] Hirst… Tandis que dans l’Antiquité, dans l’art traditionnel, il est très rare de trouver une œuvre d’art qui dise et cætera, dans l’art moderne cette idée est presque obsessionnelle – pensez à Andy Warhol ! On pourrait discuter pendant des heures des raisons pour lesquelles la liste est devenue si fondamentale dans notre époque. J’explique dans le livre, par exemple, que la définition par propriété représente une façon de mettre en crise et en doute la définition par essence. De la même façon que, dans la science contemporaine, on essaye toujours de mettre en doute la dernière découverte pour voir si elle est vraie ou fausse et faire marcher la recherche, l’art, depuis l’avant-garde, s’est donné comme but – à tort ou à raison – de mettre en question le monde. Et c’est pour cela que l’et cætera est une manière de battre les cartes.

Parmi les artistes contemporains que vous citez (Claude Closky, Hirst, Boltanski) et qui pratiquent l’art de la liste visuelle, y en a-t-il un qui invoque particulièrement ce sentiment de vertige ?
Le vertige est un sentiment bien personnel. Certaines personnes ne peuvent pas regarder par la fenêtre tandis que d’autres marchent sur le toit d’un gratte-ciel. Parfois on peut même être pris de vertige dans un lieu très fermé. Arman, par exemple, est un artiste que j’aime beaucoup. Or il entasse dans une boîte en Plexiglas des lunettes toutes différentes les unes des autres. D’une certaine façon, il devrait les comprimer au fur et à mesure qu’il rend insaisissable leur variété. Au contraire, on éprouve une espèce de vertige, pas en extension mais en profondeur. Voilà une liste par excellence.

Dans votre essai N’espérez pas vous débarrasser des livres (2), vous démontrez la durabilité du livre-objet face à tous les gadgets électroniques de lecture sur ordinateur de poche. Or une étude récente sur les pratiques de piratage littéraire révèle que 6 000 livres sont aujourd’hui disponibles illégalement sur Internet (3). Gilles Deleuze serait même l’auteur au plus grand nombre de titres disponibles. Ne pensez-vous pas que le téléchargement illégal peut constituer une menace pour le monde de l’édition ?
Je suis heureux que l’on télécharge autant Deleuze parce qu’autrement, étant donné la difficulté de ses textes, il y aurait très peu de monde pour acheter ses livres ! Beaucoup de mes textes sont téléchargeables sur eMule [plateforme de téléchargement peer-to-peer]. Moi-même je l’ai fait, pour les avoir sur mon ordinateur, si j’ai besoin de faire des citations ! Dans une certaine mesure, en tant qu’auteur, je ne suis pas terrorisé parce que le pourcentage de téléchargements est nettement inférieur à celui des personnes qui achètent les livres. S’il s’agit d’un roman, la lecture sur ordinateur est une telle fatigue que très peu de gens ont envie de s’y livrer. Donc on ne pourra pas éliminer le téléchargement pirate, comme on n’élimine pas l’édition pirate. Je suis un collectionneur de livres anciens et, pour beaucoup de livres célèbres, on connaît les éditions pirates, elles sont classées en tant que telles et certaines sont réputées. Le piratage a donc une histoire centenaire. Le vrai problème, dont on discute actuellement, est de savoir si l’on peut organiser une manière de télécharger légalement, par le biais de laquelle l’auteur puisse percevoir ses droits. Cela ne paraît ni difficile ni tragique.

Quelle est l’exposition qui vous a le plus marqué dernièrement ?
L’exposition « Une image peut en cacher une autre », organisée au Grand Palais, et ses paysages anthropomorphes. Il s’y trouvait un tableau qui m’appartient, c’est pourquoi j’étais d’autant plus intéressé par le sujet. J’étais surtout heureux de voir la quantité d’œuvres rassemblées. Et, il y a trois ans, à Francfort-sur-le-Main [à l’occasion de « Turner Hugo Moreau. La découverte de l’abstraction » à la Schirn Kunsthalle en 2006-2007], étaient réunies des œuvres abstraites et informelles de grands peintres. C’est-à-dire qu’en faisant des exercices, à la gouache par exemple, même les grands peintres figuratifs – ou des auteurs qui n’étaient pas des peintres comme Victor Hugo – avaient réalisé des petits tableaux tout à fait informels, qui ressemblaient à du Dubuffet ou du Pollock. C’était très curieux et très intéressant.

(1) Umberto Eco, Vertige de la liste, trad. Myriem Bouzaher, éd. Flammarion, 408 p., 350 ill., 39 euros, ISBN 978-2-0812-2884-9.
(2) Umberto Eco & Jean-Claude Carrière, N’espérez pas vous débarrasser des livres, éd. Grasset, 342 p., 18,50 euros, ISBN 224-6-74271-4
(3) Étude menée par le MOTif, observatoire du livre et de l’écrit du Conseil régional d’Île-de-France, disponible en intégralité sur www.lemotif.fr

LE LOUVRE INVITE UMBERTO ECO : VERTIGE DE LA LISTE, du 2 novembre au 13 décembre, Musée du Louvre, quai du Louvre, 75001 Paris, tél. 01 40 20 53 17, tout le programme sur www.louvre.fr, tlj sauf mardi 9h-18h, 9h-22h le mercredi et le vendredi.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°312 du 30 octobre 2009, avec le titre suivant : Umberto Eco, essayiste et romancier

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