La Cour des comptes accuse les musées

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 1 mars 1997 - 1148 mots

La controverse sur le sort des biens juifs, durant et après la Seconde Guerre mondiale, a rebondi avec le rapport provisoire d’une enquête menée par la Cour des comptes, accusant l’État d’avoir manqué de diligence pour retrouver leurs propriétaires. Les musées sont particulièrement visés. Par ailleurs, les musées de la Ville de Paris vont devoir examiner leurs inventaires.

Après la guerre, la commission française de récupération artistique a pu rapatrier plus de 60 000 œuvres, dont 45 000 ont été restituées aux ayants droit et 13 000, jugées de peu d’intérêt, remises aux Domaines pour être dispersées aux enchères. Un décret du 30 septembre 1949 confiait la garde des œuvres restantes aux musées nationaux, en précisant qu’elles "seraient exposées dès leur entrée et inscrites sur une inventaire provisoire", mis "à la disposition des collectionneurs pillés et spoliés jusqu’à l’expiration du délai légal de revendication".  Ces œuvres, qui seraient au nombre de deux mille, ont ainsi été inscrites à un registre particulier, "MNR" (Musées nationaux-récupération). Rares sont les vrais chefs-d’œuvre, comme La falaise d’Étretat après l’orage de Courbet, qui se trouve à Orsay, mais certaines sont signées Picasso, Léger, Gauguin, Monet, Sisley, Rodin, Maillol ou Renoir...

Que sont-elles devenues ? La Cour des comptes a mené une enquête d’un an. Les termes de son "relevé de constatations provisoires", document confidentiel de neuf pages, sont sévères pour la Direction des Musées de France (DMF). "1 878 de ces œuvres se trouvent au Louvre : 969 peintures, 619 objets d’art, 69 sculptures, 163 dessins, 33 objets d’antiquité" et "85 peintures à Orsay". Cette liste, fondée sur les réponses des musées, n’est pas exhaustive. Certains, comme le Musée national du Moyen Âge-Thermes de Cluny, n’ont pas répondu. D’autres œuvres ont été dispersées parmi le mobilier national, et peut-être des musées municipaux ont-ils reçu leur part.

La douce anarchie régnant dans les collections accroît la confusion. Le Musée Guimet a dû reconnaître qu’il "n’avait pas pu identifier les quatorze objets de l’École chinoise qui lui avaient été confiés en 1951", le conservateur préci­sant : "Ces pièces, apparemment, ont été mélangées avec le fonds relevant du musée". Le rapporteur s’étonne surtout que les conservateurs aient pu si longtemps laisser sommeiller ces œuvres, sans trop d’inquiétude apparente : "Comment une situation troublante a-t-elle pu se pérenniser pendant près de cinquante ans sans que quiconque, à commencer par la Direction des Musées de France, s’en émeuve ?" La Cour reproche à la DMF d’avoir "manqué aux obligations de publicité" que lui imposait le décret, "lequel exigeait que ces œuvres soient réellement exposées, ce qui pour l’effectivité du texte ne peut signifier qu’exposées en permanence". Une exposition fut bien tenue au château de Compiègne de 1950 à 1954 (permettant une trentaine de restitutions), mais aucun catalogue n’a jamais été publié. "À partir de 1954, il n’a plus été question de donner une quelconque publicité particulière à ces œuvres", s’indigne ce document, en estimant que "la restitution" de certaines d’entre elles "serait sans doute considérée" par les conservateurs "comme une perte inestimable". La Cour s’interroge aussi sur les conditions dans lesquelles 13 000 objets ont pu être dispersés aux enchères. Elle cite le cas d’une paire de sculptures du XVe, une Vierge et un Ange de l’Annonciation. En 1950, la Vierge fut remise aux musées, et l’Ange vendu aux enchères en 1953. Les musées durent le racheter à l’acquéreur dix fois la somme qu’il avait payée !

Dans un deuxième chapitre, le rapport s’étend sur la situation juridique de ces œuvres qu’il juge "peu claire". Le décret de 1949 avait en effet stipulé un délai de revendication, mais sans en fixer la durée, qui n’a finalement jamais été établie... La Cour retient trois possibilités : "considérer que les droits de propriété sont épuisés", et que finalement les ayants droit ne se manifesteront plus. "Dans ce cas, les œuvres devraient être inscrites définitivement sur les listes d’inventaire des collections publiques". On imagine le tollé que provoquerait une telle initiative, et les douloureux problèmes éthiques qu’elle poserait. Voire juridiques, si un ayant droit venait à se manifester. "Ou bien, poursuit le rapport, on retient l’analyse de la Chancellerie, à savoir l’imprescriptibilité de la propriété des œuvres". L’État ne pourra "jamais" en devenir propriétaire, "elles devront rester inscrites indéfiniment sur un registre provisoire". Mais alors, la dispersion dans les années cinquante de 13 000 de ces pièces constituerait une véritable "spoliation", un "abus de droit" dont l’État se serait rendu coupable. Une troisième option aurait la faveur de la Cour : "prendre des dispositions réglementaires et législatives". Nul doute que beaucoup, à commencer par les représentants de la communauté juive auxquels le Premier ministre Alain Juppé a promis de faire toute la lumière sur le sort des biens spoliés durant la guerre, suivront de très près la démarche du gouvernement.

Françoise Cachin, directeur des Musées de France, a été révoltée par l’interprétation "proprement scandaleuse" de certains journaux, qui ont tiré profit de ce document pour "laisser soupçonner les musées d’avoir voulu  à leur tour spolier les familles juives". "La plupart de ces 2 000 œuvres n’ont pas été volées aux Juifs, précise-t-elle, elles ont été vendues aux Alle­mands par des collectionneurs ou des marchands", qui n’ont eu aucune envie après la guerre de se manifester. Le Musée national d’art moderne du Centre Pompi­dou détient ainsi une grande tapisserie "MNR", œuvre d’un artiste nazi, qui a été offerte par l’État français à Goering...

Dans sa réponse à la Cour des comptes, dont le Journal des Arts a pu également se procurer la teneur, la DMF précise "s’être toujours interdit de se considérer comme propriétaire de ces œuvres". Elle estime avoir "scrupuleusement respecté le décret" de 1949, qui "ne prévoyait nullement la publication de ces inventaires, ni un travail de recherche sur l’origine et l’identification des propriétaires". "L’exposition de Compiègne, poursuit-elle, avait été accompagnée de toute l’information nécessaire, notamment par voie de presse". "Toutefois la qualité inégale de ces œuvres et l’espace considérable qu’une telle exposition exigeait ne nous ont pas permis de la pérenniser". La DMF souligne enfin qu’elle a organisé un colloque en novembre sur ce sujet, ouvert un site de consultation sur l’Internet et diligenté la publication d’un catalogue. "Avec un peu de chance, peut-être verra-t-il le jour avant l’an 2000", a ironisé Serge Klarsfeld, président de l’Association des fils et filles de déportés de France.

En privé, les conservateurs reconnaissent cependant que depuis 1954, le silence était retombé sur ces objets, auxquels plus personne ne prêtait particulièrement intérêt. Hector Feliciano, qui, avec son ouvrage1, a largement contribué au débat actuel, n’est toujours pas satisfait par ces initiatives tardives. Il attend des conservateurs qu’"ils se mettent vraiment au travail" et fassent l’effort nécessaire pour, si possible, restituer ces œuvres... dont certaines (un buste de Pompadour et un bronze de Rodin) trônent même, selon lui, dans les palais nationaux de l’Élysée et de Matignon.

1. Le musée disparu, éditions Austral (1995)

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°34 du 1 mars 1997, avec le titre suivant : La Cour des comptes accuse les musées

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