Les règles de l’art contemporain italien

Marché, écoles, musées : le critique d’art Angela Vettese juge la place de l’art d’aujourd’hui en Italie

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 mars 1997 - 1154 mots

Angela Vettese, Milanaise âgée de 37 ans, est l’une des critiques d’art contemporain qui montent en Italie. Journaliste à Il sole di 24 Ore, le quotidien économique national le plus diffusé, elle a publié Investir dans l’art, un livre qui étudie la production artistique et son marché et, dernièrement, Compren­dre l’art contemporain. Elle a collaboré en tant que commissaire à plusieurs expositions, notamment au Magasin à Grenoble, à la Serpentine Gallery de Londres et à la Biennale de Venise. Angela Vettese enseigne également l’histoire de l’art à l’Académie des beaux-arts de Venise. Elle s’exprime ici sur la nomination du \"gourou\" Germano Celant à la tête des arts visuels de la Biennale de Venise. Si les musées d’art contemporain sont trop nombreux à son sens, en Italie, elle dénonce la situation de l’enseignement artistique dans son pays.

On a l’impression que la relève de la critique d’art italienne n’est pas assurée après la génération de Germano Celant et d’Achille Bonito Oliva. À qui la faute ?
En partie aux jeunes critiques qui ont suivi le gourou de service en espérant une reconnaissance improbable. Mais s’il est exact que Celant et Bonito Oliva se sont engagés personnellement, il n’en est pas moins vrai que, dans les années soixante et soixante-dix, au moment de leur succès, personne n’occupait le terrain de l’art contemporain en Italie. Aujour­d’hui, tous les postes stratégiques sont pris jusque dans les musées. Le plus beau, c’est qu’en France, on s’étonne du nombre de jeunes critiques italiens. Cepen­dant, il faut rappeler qu’artistes et critiques français ont toujours bénéficié d’un soutien concret de l’État, ce qui explique que des revues d’avant-garde plus ou moins importantes aient pu voir le jour. Dans notre pays, ce genre d’entreprise équivaut à un grand saut dans l’inconnu. Ceux qui ont essayé, et je parle de critiques comme Gianni Romano ou d’artistes comme Cattelan ou Vedova-Mazzei, n’ont pas réussi à dépasser le stade des fanzines.

À propos de gourou, que pensez-vous de la nomination de Germano Celant à la tête de la prochaine Biennale de Venise ?
Je pense que c’était scandaleux que quelqu’un comme lui qui est, quoi qu’il en soit, l’un de nos critiques les plus illustres, n’ait jamais obtenu un rôle de premier plan dans la Biennale. J’irai même plus loin. Bien qu’étant en désaccord avec Celant qui prétend écrire l’histoire de l’art à sa manière, oubliant de nombreux artistes pour des raisons personnelles, j’estime qu’il n’y avait pas de meilleur choix pour une Biennale qui doit être préparée en six mois. Celant est à ce jour le seul critique italien en mesure d’offrir des garanties à court terme. De plus, on l’a vu, le choix était limité : c’était lui ou Achille Bonito Oliva.

Celant aura des concurrents aguerris cette année : la Documenta, "Sculpture. Projects in Münster", la Biennale de Lyon et celle du Whitney Museum. Pensez-vous que cette extraordinaire conjonction puisse avoir des influences positives sur l’art contemporain, y compris en termes de marché ?
Je ne la vois pas comme une conjonction favorable : on aurait peut-être dû retarder la Biennale de Venise d’un an. Les bons artistes ne sont pas si nombreux et pour éviter de se répéter, les organisateurs devront également faire appel aux artistes de second plan. Le marché ? Certes, les grandes expositions sont une bonne publicité pour l’art contemporain, mais je pense que leurs retombées sont de courte durée.

Est-ce le marché ou le concept même de galerie qui est en crise ?
Je crois que très peu de galeries sont amenées à survivre à long terme. Le marché se présente désormais sur trois niveaux concentriques : le noyau fort qui est celui de l’international, suivi du national et enfin du local. Seules les bonnes galeries pourront faire face au marché international. Du reste, il me semble que ce sont les artistes eux-mêmes qui ne se contentent plus d’installer leurs œuvres dans un espace neutre mais recherchent, au contraire, une plus grande interaction avec le quotidien. Pour moi, la seule raison de vivre de l’art contemporain réside dans sa capacité à exprimer l’air du temps. Comment peut-il le faire si les œuvres restent confinées dans le white box des galeries ? Je pense que le divorce entre l’art et la vie date de l’Expressionnisme abstrait, c’est-à-dire d’une époque où l’on concevait des espaces neutres et vides, sans même le moindre petit fauteuil. Aujourd’hui, une exposition comme "Chambres d’amis", organisée il y a quelques années par Jan Hoet, montre bien que les besoins ont changé, que l’artiste cherche un espace moins abstrait et plus proche de la vie pour des œuvres conçues dans ce sens ou faisant écho à la décoration intérieure.

Vous consacrez une partie de votre activité à l’enseignement : les écoles d’art jouent-elle encore leur rôle ?
Sur un plan théorique, oui : les écoles sont pratiquement les seuls endroits où l’on enseigne l’art contemporain en Italie. Ce n’est pas le cas des universités dans lesquelles la situation n’a pas changé depuis l’époque où j’étais étudiante. Voulant me consacrer à l’art contemporain, on m’avait conseillé de m’inscrire dans une discipline non artistique, et j’ai finalement présenté une thèse en philosophie médiévale. Pour en revenir aux écoles et aux ateliers, une autre question se pose : la maîtrise d’une technique est-elle encore utile pour devenir un artiste ? Je réponds non. Je ne veux pas dire que la peinture et la sculpture sont mortes, mais ces disciplines font appel aujourd’hui à un autre aspect du "manuel", et il faut distinguer l’artiste du technicien.

Pourquoi les artistes reconnus n’enseignent-ils pas dans les écoles d’art ?
Ceci est vrai en Italie où les salaires sont bas et où le prestige lié à l’université est à peu près nul. Deux millions de lires (environ sept mille francs) par mois ne changent pas la vie d’un artiste. À l’étranger, la situation est différente : Gerhard Richter a également percé grâce à son rôle d’enseignant. Kosuth ne renoncera jamais à l’enseignement. Les Becher ont été en partie découverts grâce au travail de leurs nombreux élèves. En Italie, il faut prendre en compte les critères d’engagement qui répondent toujours à des conditions draconiennes posées par l’État. Franchement, je ne vois pas comment un artiste pourrait se perdre dans la rédaction de formulaires de suppléance ou de concours.

Autre point douloureux : les musées d’art contemporain...
Il n’est pas vrai qu’ils soient peu nombreux en Italie. À la limite, il y en a même trop. Beaucoup de villes disposent d’une galerie d’art moderne, mais elles sont mal gérées, dirigées par un personnel rarement passionné et venant souvent de l’art ancien. Il est encore aujourd’hui recruté sur concours alors qu’il serait préférable de stimuler la créativité en mettant en place des contrats à durée déterminée et d’engager le personnel sur la base d’une réputation établie. Sincèrement, je ne crois pas que l’État puisse allouer plus de subventions à l’art contemporain, mais l’argent pourrait être mieux dépensé.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°34 du 1 mars 1997, avec le titre suivant : Les règles de l’art contemporain italien

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