Sotheby’s en flagrant délit

Le piège élémentaire de Peter Watson

Le Journal des Arts

Le 1 mars 1997 - 1268 mots

Une enquête télévisée, diffusée le mois dernier sur la chaîne britannique Channel Four, a révélé comment certains des collaborateurs de Sotheby’s n’hésitaient pas à recourir à des méthodes condamnables pour alimenter les ventes aux enchères organisées par la maison anglo-américaine. Ce reportage est le fruit de plusieurs années d’investigations conduites par le journaliste Peter Watson.

LONDRES (de notre correspondante) - Une séquence du reportage de Peter Watson diffusé dans l’émission Dispatches a plus particulièrement terni l’image de Sotheby’s aux yeux de l’opinion publique internationale. Filmée à l’insu de l’intéressé, elle montre l’expert en maîtres anciens Rœland Kollewijn, employé par Sotheby’s Milan, en train d’organiser l’exportation illégale – d’Italie vers Londres – d’un petit tableau du XVIIIe signé Giuseppe Nogari. D’autres enquêtes menées au sein des départements Antiquités et Art indien mettent en cause Felicity Nicholson et Brendan Lynch, deux responsables de Sotheby’s impliqués dans une vente d’antiquités volées sur des sites archéologiques italiens et indiens, toutes exportées illégalement de leurs pays d’origine. Sotheby’s a rapidement tiré les conséquences de la diffusion du reportage. "Rœland Kollewijn a enfreint la loi, déclare George Bailey, directeur général de Sotheby’s Londres. Lui et George Gordon [le directeur londonien du département Maîtres anciens, qui réceptionne le tableau illégalement exporté d’Italie] ont été mis à pied." George Bailey reconnaît également les "bavures" relatives à la vente des œuvres volées en Inde et en Italie : "Si nous nous efforçons de nous assurer que ce type d’objets n’est pas exporté illégalement, nous n’avons pas, à l’évidence, rempli notre mission en ce qui concerne ceux-là…" "Cela a été une expérience très mortifiante, poursuit-il. Il nous faut analyser ce qui s’est passé et réviser l’ensemble de nos procédures pour que cela ne se reproduise pas." Cepen­dant, la décision de Sotheby’s de procéder à une enquête interne a irrité l’opinion publique britannique, comme le souligne un article paru dans The Telegraph : "Sotheby’s aura besoin de montrer qu’elle remet de l’ordre chez elle. Cela requiert une enquête rigoureuse et systématique, propre à établir l’étendue des malversations, mais celle-ci ne sera crédible que si elle est supervisée par des responsables externes et indépendants".

Rachetée en 1983 par le magnat américain de l’immobilier Alfred Taubman, Sotheby’s est désormais gérée depuis New York par une direction américaine qui mène une politique commerciale particulièrement agressive. Un certain nombre de personnes craignent que les experts de la plus ancienne maison de ventes aux enchères soient soumis à des pressions, en termes de quotas et d’objectifs, qui pèsent sur leur attitude vis-à-vis des œuvres et de leur provenance. À tort ou à raison, Christie’s conserve de ce point de vue une meilleure réputation .

Réglementation très stricte
Interrogé sur le type d’objectif que ses différents départements sont censés atteindre, George Bailey a répondu : "Toute société commerciale correctement gérée est régie par des impératifs budgétaires. Comme notre activité repose essentiellement sur le court terme, notre viabilité financière dépend en grande partie des objectifs que nous nous fixons. Mais affirmer, comme l’a fait le film diffusé par Chan­nel Four, que nous imposons à notre personnel des objectifs si difficiles à atteindre qu’il devient nécessaire d’enfreindre les lois, est absolument faux".

Quiconque a jamais feuilleté des catalogues de ventes aux enchères s’est inévitablement demandé quelle était l’origine, apparemment inépuisable, de ces poteries romaines, statues funéraires chinoises, sculptures bouddhistes et hindoues… pillées depuis des temps immémoriaux dans les tombes et les temples. Seul un infime pourcentage des œuvres proposées dans les catalogues est accompagné de documents indiquant leur provenance, tout au plus les informations les plus récentes les concernant sont-elles mentionnées. Ne serait-ce que par manque de temps, il semble difficile aux maisons de ventes de vérifier l’historique de tous ces objets, d’autant que les intermédiaires ont souvent intérêt à en masquer la provenance exacte.

Dans ces conditions, de quelles garanties Sotheby’s peut-elle s’entourer pour s’assurer de ne vendre que des œuvres licites ? Le reportage de Channel Four laisse entendre qu’il suffit que les documents fournis aient l’air "en ordre" pour que la société ferme les yeux. Mais selon George Bailey, les choses ne se passent pas ainsi : "Chaque expert a signé un code de bonne conduite qui l’engage à respecter les lois à l’importation et à l’exportation en vigueur dans les différents pays d’origine. Par contrat, le vendeur doit également certifier que chaque objet a été légalement exporté et importé, dans le respect des même lois. Il signe en outre une déclaration qui assure qu’il est légitimement propriétaire des pièces consignées". "Com­me nous vendons chaque année 170 000 lots en provenance du mon­de entier, nous acceptons inévitablement de confiance un grand nombre d’entre eux  Il serait impossible de demander à chaque client de prouver son droit de propriété, poursuit George Bailey. Mais notre service juridique examine tous les catalogues et en retire tout article qui n’aurait pas été consigné légalement".

L’exemple des musées
De nombreux musées refusent d’acquérir des antiquités dont la provenance est inconnue. Peut-être est-il temps que les maisons de ventes adoptent une règle de conduite analogue ? "Au vu de ce que nous avons enduré le mois dernier et du chiffre d’affaires du département Antiquités, on serait tenté de conclure que le jeu n’en vaut pas la chandelle, répond George Bailey. Cependant, notre retrait ne pourrait que favoriser le commerce clandestin des œuvres volées. Grâce à nos catalogues, nombre d’objets ont pu être restitués à leur pays d’origine. Nous rejetons également, non sans frustration, une quantité considérable de pièces douteuses".

Les accusations de Peter Watson
Journaliste d’investigation spécialisé dans le domaine de l’art, Peter Watson a depuis une vingtaine d’années écrit plusieurs articles et livres sur le sujet, qui lui ont valu une solide réputation auprès des professionnels de l’art. En 1991, James Hodges, ancien administrateur du département des Antiquités de Sotheby’s Londres accusé de diverses malversations, lui a remis trois valises renfermant 3 à 4 000 documents émanant de Sotheby’s – en provenance du Japon, de Milan, de New York, de Bangkok, de Jaipur… – et couvrant la période 1975-1979. Après six ans d’enquêtes et de recoupements, Peter Watson vient de publier chez Bloomsbury Sotheby’s : Inside Story (20 £, 180 F), un livre de 872 pages qui développe une idée maîtresse : la corruption chez Sotheby’s serait endémique et non accidentelle… "Nous apportons également la preuve que ces pratiques, constatées à la fin des années soixante-dix, se poursuivent de nos jours et que dix des directeurs mis en cause dans les documents sont toujours employés par la société", a déclaré le journaliste. Outre les pratiques coupables dénoncées dans le reportage télévisé, Peter Watson relève des manœuvres frauduleuses dans une vingtaine de domaines différents : truquage portant sur divers aspects du processus de vente aux enchères ; information erronée destinée à la presse et au public concernant le déroulement des ventes ; falsification de documents afin de laisser croire que des objets pillés ont été consignés par des personnes possédant une adresse britannique ; manipulation des données du marché de l’art en ignorant les résultats gênants ; accord secret – tout au moins envisagé – avec les ayatollahs iraniens contre un versement de 10 % d’acompte sur leur comptes bancaires suisses pour la vente de trésors artistiques persans ; accord secret avec Seibu, le grand magasin japonais, stipulant que ses employés et ses clients paieront 3 % de moins sur la commission acheteur ; information différente selon qu’elle est destinée à des clients importants ou au public. Les documents révèlent également qu’un "nombre substantiel" d’objets en provenance d’Afrique du Sud ne sont pas "officiels" – en d’autres termes, ils sont pillés –, pas plus que la majeure partie des objets provenant d’Espagne.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°34 du 1 mars 1997, avec le titre suivant : Sotheby’s en flagrant délit

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