Tradition, création, mécénat et communication

Le Journal des Arts

Le 2 mai 1997 - 729 mots

Alors que les artistes contemporains continuent à s’intéresser volontiers, à travers la production de luxe,aux arts appliqués, les industries du luxe ont tendance à prendre du recul par rapport à l’art au fur et à mesure qu’il touche un public plus large – sauf lorsque précisément elles conçoivent des \"produits dérivés\" destinés à ce public. Mais parle-t-on d’artistes, d’artisans de génie ou de designers ? Tout est affaire de définition, comme pour les relations liant art et luxe. Nous avons demandé à Andrée Putman, qui a conçu pour le Pub Renault l’exposition \"À propos du luxe\" 1, de nous donner les siennes.

Quelle est votre définition du luxe ?
Andrée Putman : C’est un des mots les plus marqués par les clichés, par les classements simplistes. Un mot qui a débarrassé les gens d’avoir à y réfléchir puisqu’il est immédiatement associé à la notion de prix : "Le luxe, c’est cher", "Les commerces du luxe, "Le monde du luxe"… Ce type d’expression ne recouvre qu’un ghetto réservé aux gens chics, et je déteste vraiment cette idée. Selon moi, le luxe ressort tellement de l’humain qu’il ne peut être réservé à certains. J’irais même jusqu’à penser qu’il est possible de vivre des choses luxueuses sans aucune dépense, par exemple en allumant une bougie plutôt qu’une ampoule électrique. Tout cela me vient probablement du "style Prisunic" à l’élaboration duquel j’ai participé dans les années soixante. Il s’agissait de créer des conditionnements pour des produits de consommation courante, vendus à des prix remarquablement bas mais d’une qualité et d’un style saisissants pour leur public traditionnel, c’est-à-dire les "pauvres". N’ayons pas peur des mots. Il n’y a pas de luxe sans raffinement, il ne peut donc être réduit à ce qu’il coûte ; c’est une notion à la fois tangible et abstraite. Il y a quelque chose de permissif lorsqu’on vit ou on partage un moment de luxe. Ces moments s’accompagnent toujours d’un petit dérapage, d’une différence qui peut être très subtile, très délicate. Mais il faut évidemment être capable de la recevoir et de la vivre, j’y reviendrais.

Quelle est votre définition de l’art ?
L’art est une consolation et un questionnement. Il est fait pour sauver le monde. La mission de l’artiste est du même ordre que celle de Jeanne d’Arc entendant des voix. La tâche d’être artiste implique une solitude, une difficulté à vivre. Cela n’est jamais facile, ni brillant. Je vois l’effort, je vois la peine que l’obstination de Cézanne à essayer de montrer une pomme et son désespoir de la trouver ratée symbolisent. L’art est une source d’émotions et de troubles, mais contrairement au luxe, lié pour moi au partage. Je doute qu’il soit possible de jubiler devant une œuvre d’art en groupe ou même à deux. L’accès à l’œuvre est quelque chose de foudroyant, très proche de l’inexplicable et totalement intérieur. Ce suprême plaisir est une chance et un luxe effarant pour les gens sincères. Car il y a beaucoup d’insincérité et de mensonge dans le monde de l’art, même au niveau inconscient. Beaucoup croient s’y intéresser, mais ne voient pas grand chose en réalité. Voir et comprendre l’art – du moins certaines formes de l’art, puisque quelques-unes d’entre elles nous échappent fatalement –, c’est véritablement ajouter quelque chose à sa vie.

Qu’est-ce que l’art et les artistes peuvent apporter au luxe et réciproquement ?
Cette question me gêne terriblement. Je ne trouve pratiquement pas d’exemple de grand artiste qui se soit intéressé à la réalisation d’objets de luxe, à l’exception de Diego et Alberto Giacometti pour Jean-Michel Frank ou Sonia Delaunay. Mais cela remonte aux années vingt et trente… Je ne vois pas Gérard Garouste ou Sigmar Polke travailler aujourd’hui pour Baccarat ou Hermès, comme je n’imaginais pas Francis Bacon dessinant une assiette ! Voyez d’ailleurs les objets édités par la Société des Amis de Beaubourg : ils sont surtout créés par des designers, et non par des artistes. Autant l’économie du luxe peut soutenir l’art, autant l’artiste ne peut pas faire si souvent quelque chose qui entre dans le marché d’un industriel du luxe. Et si l’on veut être très sincère, certaines maisons de luxe ne semblent pas grandir à leur contact. Leurs produits n’étant pas toujours à la hauteur de ce qu’elles attendent elles-même des artistes…

1. "À propos du Luxe", jusqu’au 2 janvier 1998, Pub Renault, 51-53 avenue des Champs-Élysées, Paris, tlj 10h-24h, entrée libre.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°37 du 2 mai 1997, avec le titre suivant : Tradition, création, mécénat et communication

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