Point de vue : le galeriste Pierre Huber

Pourquoi je n’irai pas à Chicago

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 2 mai 1997 - 686 mots

Le rachat de la galerie Emmerich par Sotheby’s l’année dernière a amorcé de grands débats sur les rôles respectifs des différents acteurs du marché de l’art. Cet événement se trouvait en partie à la base de la création de l’Icafa (International Contemporary Art Fairs Association) par les cinq foires d’art contemporain les plus importantes du monde. Selon les statuts de cette association, \"ne sont pas admis comme exposants les associations, les groupements et les maisons de vente aux enchères \". Néanmoins, le comité de sélection de la foire Art 1997 Chicago (cette foire étant elle-même, à l’époque, membre de l’Icafa) a accepté la candidature d’Emmerich/Sotheby’s, décision qui a suscité de nombreuses réactions et polémiques parmi les professionnels du marché de l’art.

Pour ma part, mon engagement personnel et professionnel en tant que président de l’Association suisse des Galeries et membre de l’Art Committee de la Foire de Bâle m’ont obligé à renoncer à ma participation à la foire Art 1997 Chicago. Je suis persuadé, en effet, que la décision du comité de sélection d’accepter Sotheby’s à la foire aura des conséquences beaucoup plus importantes et même périlleuses, non seulement pour les galeries, mais pour tous les composants du marché de l’art, notamment par l’introduction d’une instabilité difficile à remédier à l’avenir. Les enjeux  sont en effet multiples. Dans le cas d’Em­merich/So­theby’s, il ne s’agit pas seulement d’un changement statutaire dans la personne juridique de la galerie Emmerich. Il ne s’agit pas non plus des questions d’ordre purement déontologique par rapport au non-respect des règles de l’Icafa par ses propres membres. Le problème n’est pas enfin simplement économique, car la crise du marché de l’art pourrait s’envisager comme faisant partie d’une crise économique plus générale. Aujourd’hui, il faudrait déplacer le sujet d’intérêt vers un discours nécessairement plus large qui est celui des conditions de la création artistique. Pour assurer un fonctionnement équilibré et prospère du marché de l’art à l’avenir, il est indispensable de se positionner par rapport aux mutations évidentes qui deviennent de plus en plus difficiles à contrôler. Aujourd’hui, les rôles de ces acteurs ne sont pas nettement séparés : les maisons de vente aux enchères ont élargi leur champ d’activité et offrent des services divers à leurs clients – services financiers pour proposer des prêts, espaces d’expositions, prise en consignation des œuvres, achat et vente des œuvres des artistes contemporains du premier marché, représentation des "estates" des artistes, tout ceci fait partie des activités traditionnellement exercées par les galeries (pour reprendre l’exemple d’Em­me­rich/So­theby’s).

Le marché devient étouffé
On pourrait également y rajouter les projets d’édition des catalogues raisonnés, et désormais la participation aux foires, lieu réservé jusqu’à présent aux seules galeries ! Bref, le marché devient étouffé par l’omniprésence des maisons de vente. Les acteurs du marché de l’art doivent impérativement entretenir des rapports de complémentarité et non pas de concurrence, si l’on veut faire progresser la cause de l’art. Depuis l’apparition des premiers marchands-collectionneurs au XIXe siècle, ce marché a subi de nombreuses transformations. Lieu de découverte, d’expérimentation, d’exercice et d’exposition des goûts et des passions intimes, les galeries étaient toujours un passage obligé pour les artistes afin qu’ils puissent acquérir une reconnaissance officielle et rentrer dans les grandes institutions. Leur apport à l’histoire de l’art est incontournable : il suffit de se rappeler les premières grandes galeries telles que Bernheim-Jeune ou Ambroise Vollard vers 1900, qui étaient les précurseurs dans la découverte des impressionnistes, ou Daniel-Henry Kahnweiler qui soutenait la production des artistes d’avant-garde du début du siècle, ou encore à notre époque Leo Castelli, qui a mis le Pop Art au premier plan de la scène artistique dans les années 1950-60, pour ne donner que quelques exemples. Et les mutations actuelles, comment se répercuteront-elles sur les artistes et sur leur création ? Les maisons de vente aux enchères pourront-elles et doivent-elles remplacer ou faire concurrence aux galeries dans l’aide à la production et à l’exposition des œuvres d’art contemporain ? C’est peut-être là que se trouve le véritable débat, ou une base pour une discussion à envisager.

Pierre Huber (Galerie Art & Public, Genève) est président de l’Association suisse des Galeries

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°37 du 2 mai 1997, avec le titre suivant : Point de vue : le galeriste Pierre Huber

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