L’art moderne vu par un provocateur

Le commissaire de l’exposition \"L’art du XXe siècle\", Christos Joachimides, dénonce le Post-modernisme en art

Le Journal des Arts

Le 16 mai 1997 - 1776 mots

\"L’âge du Modernisme : l’art du XXe siècle\" réunit jusqu’au 22 juillet au Martin-Gropius-Bau de Berlin, environ trois cent cinquante œuvres plus d’une centaine d’artistes, et offre aux visiteurs la chance de \"revivre les bouleversements révolutionnaires du Modernisme, qui ont changé l’art et les modes de perception plus radicalement que tous les siècles précédents\", selon le commissaire de l’exposition, Christos Joachimides. Décrit par le directeur du Guggenheim, Thomas Krens, comme \"l’un des plus grands organisateurs d’expositions de la seconde moitié du XXe siècle\", cet Athénien, aujourd’hui âgé de soixante-quatre ans, vit à Berlin depuis 1958. Après son premier succès international avec l’exposition \"Zeitgeist\" de 1982, Joachimides a organisé des manifestations de haut niveau telles que \"L’art allemand au XXe siècle\" (1985), souvent en collaboration avec son vieil ami Norman Rosenthal, de la Royal Academy de Londres. Dans un entretien, Chistos Joachimides nous livre sa vision de l’art moderne et présente l’exposition.

Christos Joachimides, pourquoi et comment avez-vous fondé en 1985 la Zeitgeist Gesellschaft ?
Chistos Joachimides : Le Martin-Gropius-Bau de Berlin avait été terriblement endommagé pendant la guerre et il a été rouvert, après restauration, en 1980. "Les Prussiens" a été la première exposition à y être présentée, suivie par "Zeitgeist" en 1982, que j’ai personnellement organisée. Après maintes discussions, nous avons fondé, quelques amis et moi, la Zeitgeist Gesell­schaft, une association privée à but non lucratif. Ses membres constituent un petit groupe, à la manière d’un club anglais, composé d’historiens de l’art et d’archi­tectes connus, qui apportent soutiens et conseils. La Zeitgeist a son siège à Berlin, mais ce n’est pas une organisation locale.

Et quel rôle y jouez-vous ?
J’en suis le secrétaire général et le directeur, mais je ne suis pas le seul à y travailler. Lorsque j’organise des expositions, je le fais comme un particulier. En tant que directeur, je suis également invité à d’autres manifestations.

Êtes-vous ce qu’on appelle aujourd’hui un "curator" (commissaire d’expo­si­tion) ?
Je ne me considère pas comme un curator. Ce terme connaît aujourd’hui une véritable inflation. Tout le monde se baptise curator et cela ne signifie plus grand chose.

Comment avez-vous commencé à organiser des expositions ?
Je suis né en Grèce, mais j’ai fait mes études à l’université de Heidel­berg entre 1953 et 1957. J’ai alors commencé à écrire en allemand, qui est devenu ma langue "intellectuelle", "artistique". Lorsque j’étais encore très jeune, j’ai eu la chance d’écrire des articles sur l’art pour les publications les plus influentes de l’époque, le Frank­furter Rund­schau, Die Zeit, Die Welt de Hambourg, etc. Mais je n’ai jamais été journaliste et je n’ai jamais eu à écrire sur des expositions mineures. J’ai eu le privilège de pouvoir sélectionner mes sujets. J’étais plus, en somme, un critique d’art. Très vite, pourtant, j’ai réalisé que ce type de travail n’était ni satisfaisant ni suffisamment intéressant. Pourquoi commenter les choses que d’autres font, alors que je savais que je pouvais faire la même chose, en mieux ?

Quelle a été votre approche ?
J’ai commencé très tôt à débattre avec des artistes. Je ne les ai jamais considérés comme des objets d’entomologie, comme beaucoup d’historiens de l’art qui ont peur de les rencontrer parce qu’ils pensent qu’ils sont trop farouches, ou bizarres. J’ai vécu au contraire avec les artistes, et j’ai eu la chance de pouvoir suivre l’évolution de leur pensée. J’avais mes idées, naturellement, mais je servais aussi de banc d’essai aux leurs. J’ai commencé à travailler avec des jeunes, comme Baselitz, Lüpertz, Koberling, Hödi­cke, qui sont devenus célèbres depuis. À cette époque, ils étaient Meister­schüler, encore étudiants. J’ai accompagné cette nouvelle vague et, ensemble, nous avons vécu bon nombre d’aventures durant les années soixante.

Un artiste vous a-t-il particulièrement marqué ?
Oui, Joseph Beuys. J’ai été influencé par sa personnalité. Il avait une force énorme et pouvait rester huit heures d’affilée au travail, sans prendre de repos. Il a réalisé sa dernière performance pour notre exposition "L’art allemand au XXe siècle", à Londres, alors qu’il était manifestement très malade. Beuys avait un grand sens de l’humour. La veille de sa mort, je lui ai parlé au téléphone et il m’a dit : "Je travaille pour vous. Je couds, assis, près de la fenêtre". C’était naturellement une métaphore.

Êtes-vous autant impliqué avec les artistes de la jeune génération ?
Absolument. "Zeitgeist" a été la première exposition d’une série consacrée à l’art contemporain le plus récent, avant "Metropolis". Je travaille déjà sur "Ausblick/ Outlook", prévue pour 1999-2000. Parallèlement, nous montons des expositions qui sont davantage historiques, mais présentées dans une perspective contemporaine, comme "L’art américain au XXe siècle" ou l’exposition actuelle, "L’âge du Modernisme : l’art du XXe siècle". À Berlin, beaucoup de jeunes artistes sont intéressants. Malheureusement, il manque un lieu pour l’art contem­porain, tel que le Portikus de Francfort ou les Kunstverein de Cologne et de Bonn. Il faudrait une Kunsthalle, qui offrirait plus d’espace que les galeries et qui donnerait aux jeunes artistes une véritable audience publique

Berlin est-elle une "Kunst­metropol" ?
Je pense que cette notion de capitale artistique est vraiment excessive, étant donné la situation politique locale, et je ne suis pas très optimiste. Une partie importante de mon travail à la Zeitgeist Gesellschaft consiste à faire en sorte que Berlin passe de l’état de ville provinciale à celui de grande métropole. Le mythe de Berlin a démoralisé Cologne. Toutes les galeries veulent s’installer ici alors que le marché local est déjà saturé. L’argent et les grands collectionneurs restent en Rhénanie. La campagne, aux alentours de Berlin, est très belle et idéale pour les vacances, mais les fermiers du Mecklenbourg ne sont pas prêts d’acheter de l’art. Dans les environs de Cologne, au contraire, vous avez des musées et des centres industriels tous les dix kilomètres. C’est un autre environnement, tout simplement.

Quels sont, selon vous, les points forts de "L’âge du Modernisme : l’art du XXe siècle" ?
Deux œuvres majeures de Kan­dinsky, Composition VI et Compo­sition VII, qui sont réunies pour la deuxième fois en Europe. J’ai aussi eu le bonheur d’obtenir le prêt par le Musée de l’Orangerie de Paris du Grand nu à la draperie de Picasso (1908), et de L’Amitié du même artiste, prêtée par le Musée de l’Ermitage.

Quels sont les principaux prêteurs de l’exposition ?
Le Guggenheim est le principal prêteur, et pratiquement le co-organisateur. Au départ, Norman Rosenthal et moi, probablement trop optimistes, avions pensé que nous pourrions faire circuler cette exposition dans le monde entier. La réalité en a décidé autrement. Les réponses à nos demandes de prêts ont invariablement comporté la précision : "Seulement pour Berlin !", parce que les prêteurs ne voulaient pas multiplier les risques en faisant circuler davantage les œuvres. Nous avons appris que les expositions de cette nature, comme pour "Circa 1492" à Washington, ne pouvaient être présentées que dans un seul lieu. Une fois celui-ci choisi, Norman, Thomas Krens et moi avons décidé de poursuivre nos efforts pour que cette exposition soit la plus belle possible, mais dans une seule ville.

Comment en êtes-vous venu à choisir un thème aussi foisonnant ?
Il était inévitable qu’après les quatre expositions que j’ai organisées avec Norman à la Royal Academy, nous réfléchissions à l’art de notre siècle. Nous n’avons voulu ni le gigantisme, ni passer en revue tous les "ismes" de la période, mais organiser un essai plutôt qu’une histoire. Aussi avons-nous établi une liste des artistes qui, à notre sens, ont réalisé un travail décisif, sans oublier les œuvres incontournables. Le choix a été effectué en fonction du concept, et non d’une valeur attachée à un artiste particulier. Par exemple, Juan Gris est un excellent artiste, mais il est absent de l’exposition. Nous avons choisi de présenter le Cubisme à son origine, dans l’opposition entre Picasso et Braque. Une fois décidé ce qui nous paraissait important, il nous restait à organiser le chaos. Nous avons choisi de partager le siècle en quatre parcours. Le premier est celui de cette déformation aventureuse que nous avons appelé "Realité et destruction", représentée par des artistes tels que Picasso, Kirchner, Bacon et Baselitz. La seconde section est intitulée "Spiritualité et abstraction", avec des artistes comme Kandinsky, Barnett New­man, Yves Klein et James Turrell. La troisième, "Rêve et mythe", comporte des œuvres de Ernst, de Chirico, Klee, Hopper et Bill Viola. Enfin, sous le titre de "Langage et concept", la quatrième regroupe des œuvres de Schwitters, Rauschen­berg, Bruce Nauman, Jenny Holzer.

Vous commencez donc avec les débuts de Picasso et de Matisse, mais où vous arrêtez-vous ?
Cette exposition n’est ni "Metro­polis" ni la "Documenta". Bien que les jeunes artistes, à Londres par exemple, soient très intéressants, les créateurs de moins de trente ans sont trop jeunes pour avoir déjà exercé une influence déterminante sur l’histoire de l’art, et ils n’ont pas encore réalisé assez d’œuvres pour une rétrospective. Ainsi, les plus jeunes de l’exposition ont entre 35 et 40 ans : Jenny Holzer, Cindy Sherman, Katharina Fritsch et Jeff Koons.

Que signifie le mot "moderne" pour vous ?
C’est un débat que nous espérons ouvrir avec cette exposition. Qu’est-ce que le "Moderne" ? Est-ce une époque de l’histoire de l’art, au même titre que le Baroque, ou bien un perpetuum mobile, une nouvelle phase de l’histoire humaine ? Le plus important, selon moi, est que cette exposition refuse absolument la discussion absurde sur le Post-moderne. Avant tout, c’est une expression architecturale que l’on a malencontreusement appliquée à l’art. En second lieu, je ne pense pas que l’art récent ait quelque chose à voir avec ce Post-modernisme conçu à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, mais plutôt que l’on peut tracer une filiation directe du début du siècle jusqu’à nos jours.

Vous percevez-vous comme un provocateur ?
C’est l’évidence. J’aime jeter des pavés dans la mare. Mes expositions ont eu du succès parce qu’elles faisaient enrager les gens. J’ai toujours peur qu’un jour, ils viennent à l’une de mes expositions et s’exclament : "Wunder­bar !", "Excellent !" ou "Bravo !". Cela signifierait qu’il y a une erreur quelque part. Un exemple : lorsque nous avons monté "A New Spirit in Painting" en 1981, un critique célèbre l’a déclarée "immorale" dans le Sunday Times. Six mois plus tard, le même critique écrivait que c’était l’exposition la plus importante de l’année.

Pensez-vous qu’en tant qu’étranger, vous bénéficiez d’une position particulière, que l’on vous considère différemment ou que vous avez des opportunités que vous n’auriez pas autrement ?
C’est difficile à dire. Les racines personnelles jouent toujours un rôle. Peu d’Allemands, peut-être, ont scruté l’art allemand avec autant d’intensité. On m’identifie avec cet art allemand, ce qui est compréhensible, parce que je le considère comme très important, parce que je l’ai défendu avec agressivité et que je continuerai à le faire.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°38 du 16 mai 1997, avec le titre suivant : L’art moderne vu par un provocateur

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