De tohunga en Taïga

Deux exceptionnels remèdes aux balivernes

Le Journal des Arts

Le 13 juin 1997 - 557 mots

Ces deux ouvrages réussis sont un voyage au plus profond de nos structures mentales, où la pensée dite sauvage n’est pas le stade primitif d’un certain évolutionnisme culturel, mais au contraire le fondement même de nos propres modes de pensée. Ils sont l’antidote aux affections d’un Occident moderne toujours en quête de racines qui, après avoir voulu récupérer l’art du corps dans des créations vides de sens, le plus souvent modes fugitives d’un coup médiatique à l’autre, a tenté de s’approprier le chamanisme en inventant une forme de pensée ésotérique mêlée à un exotisme rêvassant.

Karl Gröning montre l’universalité de la décoration corporelle, par-delà le temps, depuis les origines de l’humanité et à travers l’espace, des tatouages marquisiens jusqu’aux peintures de guerre des supporters de football. À travers les cinq continents, le concept de décoration corporelle se conjugue en une infinité de formes et de techniques. Corps multicolores de Nouvelle-Guinée, tatouages polynésiens, scarifications profondes de l’Afrique Noire, plus qu’un lien entre l’être et le paraître, toutes ces représentations sont l’affirmation d’une conception de l’univers. L’action du tohunga marquisien, spécialiste du tatouage, n’est ni symbolique ni une forme d’écriture, mais un rite efficace qui affirme la double appartenance du sujet au visible et à l’invisible, ainsi que l’interfécondité entre ces deux éléments. Ici ou dans le reste du monde, l’art des corps a toujours une fin socioculturelle, à la fois rite de passage et affirmation du clan, de la caste, de l’origine et de l’espèce.Plus on va vers les sociétés modernes, plus la peinture corporelle perd de son sens. Il ne s’agit plus alors que d’une récupération, de Body Painting en Body Art, de recherches de racines perdues en discours pseudo-culturels où la couleur illuminerait un moi intérieur aussi vide que la misère multicolore, tant intellectuelle que matérielle, de punks et punkettes adeptes du piercing.

Le visible et l’invisible
Marc Garanger, Prix Niepce 1966 pour son œuvre humaniste, a effectué sept années de recherches photographiques et ethnologiques en Sibérie. Roberte Hamayon, anthropologue, auteur d’un ouvrage magistral sur le chamanisme sibérien, La Chasse à l’Âme, réussit à en appréhender la proximité et nous conduit non pas aux sources d’une conception primitive mais à la racine de nos structures de pensée. Iakoutes et Toungouses ont survécu aux politiques tsariste et soviétique ; ils sont chasseurs ou éleveurs, et tous leurs actes s’intègrent dans un système de pensée où existe un échange entre la nature et la surnature, le visible et l’invisible. La chance à la chasse est le signe visible du pouvoir du chaman, dans une conception où hommes et animaux se font miroirs. L’âme-esprit du chaman conclut une alliance dans  l’intérêt de son groupe social. Si le corps se nourrit de viande, il faut que l’âme soit également renforcée. La reproduction animale commande la survie des humains. Chasseur de rennes, le chaman est chasseur d’âmes. Il est à la fois acteur et témoin des changements sociaux et si, en ville, la fonction chamanique éclate en plusieurs spécialités, il continue à œuvrer pour son groupe : il soigne, console, encourage, prévient ou stimule. Les photos sont magnifiques, le texte puissant, l’ouvrage unique.

La Peinture du corps, collectif dirigé par Karl Gröning, Arthaud, 256 p., 320 ill. couleurs, 395 F. Taïga, terre de chamans, photographies de Marc Garanger et textes de Roberte Hamayon, Imprimerie nationale, 216 p., 125 ill. couleurs, 450 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°40 du 13 juin 1997, avec le titre suivant : De tohunga en Taïga

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