Arles : mémoire et engagement

Les XXVIIIe Rencontres de la photographie d’Arles, Christine Caujolle

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 4 juillet 1997 - 1378 mots

Arles renoue largement cet été avec le reportage, qui a fait les beaux jours du Festival de photographie. Le directeur artistique de la XXVIIIe édition, Christian Caujolle, 44 ans, ancien responsable du service photo de Libération (1978-1986) et fondateur de l’agence Vu (1986), a choisi comme thème “éthique, esthétique, politique”?. La question de l’engagement des photographes et celle de la mémoire sont au cœur de ce triptyque. Il s’en explique, comme sur son choix d’exposer des images de victimes de la barbarie des Khmers rouges.

"La mémoire est un devoir, la première forme presque minimaliste d’un engagement qui permettrait que l’horreur ne se produise pas", écrivez-vous dans l’introduction au programme. N’est-ce pas bien naïf et accorder un grand pouvoir à l’image ? Les photographies de Buchenwald n’ont pas empêché les génocides ultérieurs.
Christian Caujolle. Je ne crois pas que la photographie puisse changer le monde, mais je ne peux que le souhaiter. Je montre ces images comme un appel à la mémoire, qui pose, après, à chacun la question de sa propre responsabilité pour empêcher la reproduction de tels génocides. Même si l’homme apprend peu de l’Histoire, si les faits ne sont pas rappelés, ils ne peuvent que se reproduire. Cela pose le problème du rôle des photographes aujourd’hui. L’image première d’un événement est désormais donnée au public par la télévision. Les photos d’action, les images spectaculaires, sauf si elles sont extraordinairement réalisées, sont remises en cause par la télévision qui, non seulement est plus rapide, mais a l’avantage de montrer le déroulement d’une action. Les photographes doivent donc réfléchir au sens de leur travail.

Ce "devoir de mémoire" vous amène à exposer des images terribles et problématiques : cent portraits de victimes des Khmers rouges. Pourquoi et comment ces portraits ont-ils été réalisés ?
Il fallait ficher les prisonniers pour les retrouver au cas où ils s’échapperaient et rendre compte à Pol Pot et à la direction des Khmers rouges de l’activité du camp de Tuol Sleng, qui était à Phnom Penh. Chaque semaine, leur parvenaient les photographies et les confessions arrachées sous la torture. Les tortionnaires  prouvaient ainsi qu’ils faisaient bien leur boulot ! Il devait y avoir une dizaine de photographes dirigés par un chef, âgé de seize ans, qui avait rejoint les Khmers rouges un an plus tôt. Ils l’avaient envoyé en stage à l’École de photographie et de cinéma de Shanghai. Les prisonniers étaient amenés avec les yeux bandés, on leur enlevait le bandeau et on les photographiait immédiatement. D’où cet éblouissement, ce regard perdu, cette absence.

Ils pouvaient croire qu’ils allaient être exécutés…
Visiblement, ils ne comprenaient pas ce qui leur arrivait… Sept personnes seulement ont survécu à Tuol Sleng, alors que plus de quinze mille personnes y sont passées entre 1975 et 1979. Après la chute des Khmers rouges, sept mille négatifs environ ont été retrouvés. Des tirages ont été réalisés pour que les familles puissent reconnaître leurs proches et pour transformer le lieu en mémorial.

Vous exposez ces  tirages ?
Non. Ce sont des tirages faits spécialement pour le livre d’un Américain, Chris Riley, de "Photo Archive Group", qui a travaillé deux ans à restaurer le fonds.

Selon quels critères a-t-il choisi les images ? Exposer cent images n’est pas du tout la même démarche que présenter la totalité des sept mille.
Riley a fait une sélection très juste. Il a choisi un échantillon très représentatif des âges, des classe sociales. Son choix ne s’est pas fait sur une base esthétisante, même si, en terme d’esthétisme, on pourrait parler d’un parcours sans faute. Ces portraits  sont dérangeants car dans une très grande majorité, ils sont de grande qualité et très beaux. Il y a un savoir-faire, les images sont très directes, très percutantes, toujours très bien cadrées. Il ne s’agit pas de portraits d’identité mais de vrais portraits, qui, sans information sur leurs conditions de réalisation, pourraient être accrochés à côté de ceux d’Irving Penn ou d’Avedon. On a le même sentiment face aux sept mille que vis-à-vis de la sélection. Après la question du choix, se pose celle de la présentation de telles images. Il était hors de question de les présenter encadrées, comme il était hors de question de reconstituer le mémorial. Ce sera une installation sur un mur, avec des images 50x50 entourées d’un bord blanc, contrecollées, et avec un texte explicatif posé au sol.

Il n’y a donc pas d’esthétisation de l’horreur.
Non. Je n’ai jamais envisagé d’inviter le photographe. Il n’est pas un auteur, mais à la fois instrument et victime. Certes, le talent n’a pas de camp, mais notre responsabilité est de reconnaître les qualités esthétiques tout en posant la question de l’acceptabilité ou non de l’attitude du créateur. Arno Breker n’est pas un mauvais sculpteur, Leni Riefenstahl n’est pas une mauvaise cinéaste…

Le deuxième volet du programme s’intitule "les formes de l’engagement". Peut-on encore parler "d’engagement" en photographie ?
Oui, bien sûr, car les photographes font des choix. Eugene Richards a passé trente ans de sa vie à regarder autour de lui et à photographier une Amérique que les Américains ne veulent pas voir : les ravages de la drogue, les familles déstructurées, la violence. C’est un engagement.

Mais pour la plus jeune génération ?
Je citerai le cas de Mathieu Pernot, qui a consacré autant de temps à photographier des Tsiganes qu’à aider ces familles à travers des associations, des discussions avec le juge pour enfants, la mairie d’Arles… Beaucoup de jeunes reporters ne se contentent pas de faire des photos et de les vendre, mais travaillent avec des associations comme Médecins sans frontières. Ils ont fait le choix d’un métier en difficulté et ont beaucoup de mal à gagner leur vie. Ce sont de vrais engagements.

Dans cet esprit, on pense évidemment à Sebastiao Salgado et à son engagement en faveur des paysans sans terres du Brésil (le JdA n° 39).
Salgado a réussi à faire republier massivement du noir et blanc dans les magazines, ce qui est très important pour la profession. Il est totalement sincère et généreux. Mais son travail pose la question de l’esthétique par rapport à l’engagement. Avec un talent fou, il répète des images symboliques et lyriques, cela finit par devenir du produit. Il fait appel à l’émotion et aux bons sentiments et propose de la belle image sans toujours donner les moyens à ceux qui la regardent d’aller au-delà. Je pense qu’un artiste doit toujours être en résistance, et donc remettre en cause son esthétisme. J’aimerais parfois que Salgado me surprenne davantage. Depardon vient de le faire avec ses portraits d’enfants psychiatrisés en Roumanie.

Vous exposez Aziz Cucher. En quoi leur travail est-il "engagé" ?
Il met en cause des valeurs contemporaines : la beauté, le pouvoir, la richesse. Il s’attaque aux archétypes qui nourrissent les image de la mode ou de la pub. Ces valeurs mettent en péril l’espèce : il n’y a plus d’autre objectif que d’être beau, baraqué, blanc, et avoir du fric. Aziz Cucher utilisent aussi la technologie, ils retravaillent leurs images avec un ordinateur pour dire "attention danger !" Ces visages qui ont perdu tout orifice montrent un individu qui devient une enveloppe sans aucun moyen d’appréhender le réel. Vous mettez également en avant "l’engagement" du collectionneur avec le choix de la collection de la baronne Lambert (le JdA n° 32). Certes, celle-ci a été censurée par le directeur de la Banque Lambert qui a refusé de l’exposer, mais en quoi est-elle engagée puisqu’elle regroupe une majorité d’œuvres présentes dans des musées ? C’est une collection très personnelle. La baronne Lambert a acheté uniquement des artistes très radicaux. C’est un peu le contraire de beaucoup de collections privées où il y a des noms et des œuvres faciles à accrocher dans un salon. La baronne a acquis très tôt Nan Goldin, Barbara Kruger, elle achète des photographies de Richter et Polke alors qu’elle a les moyens d’acquérir leurs peintures. Et elle n’achète aucune œuvre décorative.

Expositions 6 juillet-17 août
21 ou le cauchemar cambodgien, Esther et Jochen Gerz, Le photomontage dans les collections de l’Ivam, Eugene Richards : première rétrospective, Nan Goldin, Lambert Art Collection, Aziz Cucher, Mathieu Pernot, Ricard Terré, Jean Harold, Mimmo Jodice
Soirées de projection 6-9 juillet
Mémoire en engagement, Autour du photojournalisme, Mémoire d’Espagne, L’engagement contemporain Colloque : image et politique, le 6 juillet

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°41 du 4 juillet 1997, avec le titre suivant : Arles : mémoire et engagement

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